[L’invitation de Michel Destot à apporter un témoignage sur ma rencontre avec Michel Rocard me permet de fournir une contribution.]
Ma rencontre date de l’élection présidentielle de 1969, au moment où Michel Rocard est candidat du PSU, lorsque certains de mes camarades de l’Unef à la Sorbonne me proposent de tracter pour sa campagne électorale dans le XIIème arrondissement.
Jusqu’alors, vice-président de la Jeunesse Etudiante Chrétienne puis secrétaire Européen de la branche internationale, mes préférences politiques vont davantage aux idées de Pierre Mendès-France.
J’attends un séjour en coopération en Algérie, puis la préparation des concours pour prendre ma carte au PSU pour suivre Michel Rocard. Je prends contact avec François Borella, membre la Direction Politique nationale, qui enseigne à l’Université de Nancy.
En même temps dans ma commune je crée un Groupe d’Action Municipale (GAM) et me rapproche de Michel Dinet lui-même au PSU, en développant l’idée que le « développement local » pouvait être une bonne méthode d’action responsabilisant les citoyens intéressés par le chose publique.
Ce rapide retour en arrière illustre un réseau qui se retrouva dans les idées et la pratique de Michel Rocard : catholique de gauche, PSU, GAM, adhèrent au PS par les Assises du socialisme, au cours desquelles je retrouvais quelques-uns de mes amis Jean-Pierre Sueur, Patrick Viveret, ou à la CFDT Michel Rousselot ou Daniel Croquette…
En Meurthe-et-Moselle, terre de la CFDT où le PSU avait fait de bons scores, nous avions décidé de rejoindre majoritairement le nouveau Parti Socialiste, à la grande inquiétude des adhérents de l’ancienne SFIO ou du CERES majoritaire.
Malgré des « assises locales du socialisme » peu chaleureuses en termes d’accueil, c’est le moins que l’on puisse dire, nous avions décidé de ne pas rejoindre le courant majoritaire départemental. Nous avons adhéré au courant 1, celui de François Mitterrand, tout en organisant notre sensibilité.
Responsable en Meurthe-et-Moselle de ce nouveau courant, je rencontrais plus fréquemment Michel Rocard au fil des voyages dans le département ; il y avait conservé de solides relations. Je préparais les accueils en liaison avec le « 266 Bld Saint-Germain ». Souvent, je servais de chauffeur.
J’ai le souvenir d’un voyage dans le Pays Haut (Longwy), au moment de la crise de la sidérurgie. Longwy était un site sensible après les transferts d’un grand nombre de sidérurgistes à Fos sur Mer. Il fallait trouver de nouveaux débouchés pour l’acier lorrain; un des amis de Michel Rocard lui avait expliqué la technique appelée » acier moussant » (en fait le laitier moussant). Il expliqua ce processus en véritable ingénieur de production, au cours d’un débat intense dans un café, avec un responsable local CFDT de la sidérurgie Gérard de Kaenel et le futur député-maire de Longwy, un ingénieur d’Usinor, Jean-Paul Durieux, étonné par les arguments techniques de Michel.
Un autre jour, c’était au moment de l’élection législative partielle de 1978 contre Jean-Jacques Servan-Schreiber. Notre ami Yvon Tondon, responsable CFDT et conseiller général, avait de sérieuses chances de l’emporter. La fédération « CERES » avait dû admettre qu’il était le seul candidat à présenter, mais lui avait adjoint un suppléant de son courant.
Michel Rocard avait tenu à soutenir notre candidat, malgré l’opposition de la fédération qui ne fit rien pour organiser le meeting. Notre courant organisa la réunion qui eut lieu dans ma commune. Ce qui me valut quelques remarques acides de Michel Rocard qui aurait souhaité une invitation officielle de la fédération dans le cadre d’élection où le parti socialiste était engagé… Mais il me fit néanmoins remarquer qu’il fallait aussi faire preuve de réalisme politique…
Il était aussi à l’aise pour débattre avec des agriculteurs amis de la région de Toul, dans une grange, assis sur des bottes de paille, accompagné de journalistes. Souvent avant la réunion politique il mettait la main à son discours, je me vois aller chercher ma vieille machine à écrire pour taper son discours avec l’aide de JF Merle, dans l’environnement d’une voie ferrée désaffectée autour de Toul. Etaient surlignées les phrases que devaient reprendre la presse le lendemain.
J’ai un souvenir ému des nombreux kilomètres parcouru avec lui en Lorraine – souvent en retard, car il nous fallait multiplier les contacts qui alourdissaient le programme. Son respect pour les militants ou les personnes qu’il rencontrait s’exprimait par sa désapprobation d’avoir à conclure un débat alors qu’il n’avait pas participé à la totalité de la réunion.
Beaucoup de débats se terminaient tard le soir, il ponctuait alors son intervention par un « camarade, il se fait tard, n’oubliez pas que le sommeil est un investissement militant ! »
Même s’il rechignait à admettre le terme de « rocardiens », il avait bien compris que, derrière les idées qu’il défendait et qu’il souhaitait présenter à l’élection présidentielle, il fallait un réseau de militants, de soutien, et de relais de la société civile, comme on commençait à appeler tous ceux, nombreux, qui sans être dans l’appareil du parti le soutenaient.
C’est ainsi que nous avions créé d’abord un club de la revue Faire, puis Convaincre 54 que j’animais avec Claude Pair, un universitaire. Suivi plus tardivement par une association des Amis de Michel Rocard. Elle existe toujours du moins juridiquement, mais dort peut-être d’un sommeil éternel.
Je m’attarde sur ces moments de bonheur politique où avec Michel Rocard nous partagions une même vision, appuyée par de nombreux militants, parmi lesquels, nous responsables au Parti Socialiste, étions souvent largement minoritaires. Nous avions le sentiment d’appartenir à un même mouvement.
Nous n’étions pas tous à l’Hommage national célébré aux Invalides. Mais par ce témoignage, c’est aussi un hommage que nous avons voulu marquer en publiant dans les réseaux et dans la presse locale, une photo de quelques « Rocardiens » de Meurthe-et-Moselle dans les années 1990 lorsque nous fûmes reçus par Michel Rocard, alors Premier ministre :
Il y avait Pascal Jacquemin, Michel Dinet, Jean-Paul Durieux Marie Claude Vayssade, Yvon Tondon et Michel Rocard ; sans oublier (et ils n’étaient pas tous sur cette photo) toutes celles et tous ceux qui, militants des sections, élus, syndicalistes, intellectuels, à un moment donné de leur vie militante se retrouvèrent dans les idées de Michel Rocard. Je pense en particulier à Jacques Chérèque qui fut son ministre.
Mon témoignage aurait pu être le leur.
Le rocardisme a été un engagement qui a réuni dans une première génération ceux qui ont milité contre la guerre d’Algérie puis ceux qui furent anciens communistes, laïques, chrétiens, ceux de l’action sociale, syndicale et mutualiste, mouvements de jeunesse et d’éducation populaire. Un engagement mais aussi un service, une morale de l’action.
Le rocardisme n’a pas été une doctrine politique, ni un marxisme révisé mixant Marx, Galbraith ou Keynes et pas non plus Proudhon. Je pense qu’il fut une manière de comprendre la politique, la réalité de la société et d’y adapter son action de manière la plus proche de nos valeurs.
J’emprunte ces remarques sur notre mouvement à un exposé de François Borella, lors d’un de nos colloques de Convaincre 54, à Vannes Le Châtel dont le maire fut Michel Dinet.
En ce sens, le rocardisme a été profondément social-démocrate, Michel Rocard le rappelait dans sa dernière interview dans le Point. On est loin des caricatures sur le social libéralisme. Je sais que les conditions sont loin d’être réalisées pour une vraie social-démocratie, devant l’absence d’un syndicalisme puissant, et une pensée étatiste et marxisante fortement prégnante. Au contraire il nous a montré que la pratique du compromis impliquait des partenaires représentatifs revendiquant mais aussi proposant.
Le rocardisme aujourd’hui est donc une fidélité à ces idées et à ces pratiques, mais aussi à une capacité au renouvellement ! Il survivra à Michel Rocard.
Jean-François Grandbastien
Actuellement Maire de Frouard
A été Premier secrétaire du Parti Socialiste de Meurthe-et-Moselle de 1990 à 1994.
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