C’est au Parlement européen que j’ai eu le privilège de « croiser de près » Michel Rocard. De 1999 à 2009 très précisément ! J’y vivais sans doute l’expérience la plus riche et la plus enthousiasmante de mon anonyme carrière politique, quand, lui, ancien Premier ministre et figure rayonnante d’une Gauche alternative au destin contrarié, y purgeait sans rancœur une forme d’exil politique vénérable.
Son prestige et le respect qu’il inspirait y étaient considérables non seulement au sein de la social-démocratie européenne, mais dans l’ensemble des institutions européennes.
Pourtant, Michel ne revendiquait aucune position particulière et exerçait son mandat avec un enthousiasme, un engagement, et une ouverture à ses collègues les plus modestes, qui tranchaient avec l’arrogance surplombante à laquelle nous sommes habitués en France de la part de notre aristocratie politique.
Michel était une intelligence en éruption permanente, étrangère à l’ennui blasé qui habitait traditionnellement les personnalités politiques françaises exfiltrées sur un mandat de député européen en attente d’un retour de fortune politique nationale.
Il y avait chez cet homme une sorte de curiosité insatiable du monde et de son époque, qui le détournait des frustrations et des mesquineries politiques qui lui avaient été infligées, de sorte que, septuagénaire, il regardait la vie avec un « pare-brise » grand angle, plutôt qu’avec des rétroviseurs.
Il nous enchantait notre petite délégation socialiste française par la hauteur de vue de ses analyses politiques et géopolitiques, qu’il nous livrait sans la moindre affectation avec sa scansion inimitable. Dans le jeu si particulier de la Gauche française à Bruxelles, qui cultivait souvent un superbe isolement au sein du groupe Social-Démocrate, les analyses et prises de position de Michel, plus distanciées des postures transposées de la scène politique française, constituaient pour moi un repère intellectuel réconfortant.
Nous partagions une prédilection épicurienne pour les produits de nos vignobles et Michel s’exonérait rarement des occasions de dégustation de l’inépuisable palette de vins européens, qu’organisaient régulièrement nos collègues autour d’Astrid Lulling, inoxydable présidente luxembourgeoise de l’intergroupe « vins », par ailleurs doyenne patentée du Parlement dont elle était à ma connaissance la seule rescapée de son embryon de 1959…
Je me rappellerai toujours le dîner que nous avions organisé avec Michel, « Chez François » à Bruxelles avec un collègue allemand. Nous lui avions insolemment vanté la supériorité du vin sur la bière, en s’efforçant de lui en administrer la preuve expérimentale. Très sérieusement, Michel nous déclara avec une solennité qui tranchait avec l’ambiance, que la décision politique dont il était le plus fier était d’avoir forcé la restructuration du vignoble languedocien en le « faisant monter sur les piémonts ». La CSG, le RMI, les accords de paix en Nouvelle Calédonie, les quotas laitiers étaient passés par pertes et profits !
Mais le souvenir qui m’attache le plus à Michel Rocard, c’est le coup de Jarnac que nous avons fomenté ensemble contre la Directive brevetabilité logiciel, en 2005.
L’histoire a commencé dans mon canton de Talence en 2004. L’Université de Bordeaux accueillait les rencontres mondiales du logiciel libre, un monde alternatif et baroque de type « californien » auquel m’a « initié » un ami bordelais jeune professeur d’informatique, François Pellegrini.
Ce petit monde, à forte concentration neuronale, était en ébullition contre un projet de Directive de la Commission européenne visant à breveter les logiciels. Ses militants considéraient qu’en tant que langages à vocation universelle, les logiciels ne pouvaient faire l’objet d’une appropriation privée et d’une protection commerciale. Simplement consentaient-ils à les soumettre au droit d’auteur, sans préjudice de leur libre accès universel.
Membre de la Commission des transports et trop peu influent politiquement, j’avais absolument besoin d’un allié de poids pour mener ce combat très incertain.
J’ai alors pris l’initiative d’un déjeuner au restaurant strasbourgeois le « Zum Iseut » en présence de François Pellegrini et de spécialistes des brevets et des logiciels, dont un représentant de l’Office européen des brevets de Munich, pour tenter de mobiliser Michel Rocard sur ce combat.
Le temps d’un déjeuner, Michel topa, et nous décidions de nous organiser pour mener ensemble ce combat parlementaire, lui en en prenant le leadership politique, moi en souquant ferme dans les différentes Commissions concernées ! On sait qu’il en advint une autre grande fierté de Michel, qu’il aimait à rappeler jusqu’à la fin de sa vie : le projet de Directive de la Commission a finalement été rejeté par le Parlement européen !
A cette occasion, j’avais découvert un autre trait de caractère de Michel : sa faculté jubilatoire à se passionner et à s’impliquer totalement pour des causes nouvelles.
Il en fera de même à la fin de sa vie pour l’Arctique !
Quelques mois avant son décès, au début de l’année 2016, je le croisais en gare de Bruxelles Midi, seul, le pas moins assuré, discrètement appuyé sur une canne, mais l’esprit toujours aussi vif et extraverti. Il allait déjeuner avec son « jeune » ami Jean-Claude Junker, nouveau président de la Commission européenne.
Il restait le « septuagénaire juvénile », devenu un bel octogénaire, qui avait enchanté mon appétit intellectuel et politique durant deux mandatures au Parlement européen.
Gilles Savary
Député de la Gironde.
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