Journal de Crise (7)
La Société d’Après (3)
Économie française
Nul besoin d’être marxiste pour pressentir que « l’après-crise » de la société française, dans tous les
domaines, dépend largement de la « reconstruction » économique, de la croissance à court terme et,
à moyen terme, des choix cohérents et acceptés en termes de développement économique et social.
Une reprise en U
La sortie de crise sera progressive. À la phase aigüe que nous connaissons aujourd’hui succèdera une
période de transition. Sa durée dépendra pour une part de l’arbitrage, plus que difficile, entre santé
et économie. Rapidement, l’effondrement de l’économie va faire apparaitre des tensions
insupportables pour les plus vulnérables, par exemple les travailleurs de l’économie parallèle ou les
intérimaires, qui auront perdu leurs moyens de subsistance. Et, face à des déficits monstrueux, les
pouvoirs publics seront peu à peu paralysés. Les risques, « morts économiques » comprises, seront
mis en balance avec les coûts de toute nature – bien que la valeur de la vie humaine ne cesse de
croitre dans une société oublieuse des temps de guerre.
La reprise ne sera pas en V. Les blocages du côté de l’offre ne disparaitront pas tous en un jour. Des
chaines de production, à l’échelle mondiale, resteront perturbées un temps, comme le commerce
extérieur. L’investissement productif ne redémarrera pas dans tous les secteurs, faute de
financements disponibles ou de débouchés assurés. Le rattrapage est exclu pour une partie des
services (restauration, hôtellerie, tourisme…). Quant au consommateur au pouvoir d’achat réduit, il
différera certaines dépenses : voitures, voyages, etc. La courbe sera plutôt en U, avec la branche
droite zigzaguant.
La reprise chinoise immédiate est très probablement un leurre. La falsification des chiffres est une
tradition ancienne au Parti communiste chinois. Un directeur de l’INSEE chinois a par exemple été
congédié, il y a quelques années, pour avoir présenté des statistiques exactes qui ne correspondaient
pas à la ligne officielle. La proclamation d’un retour quasi immédiat à la normale, élément central du
discours diplomatique agressif de Pékin, a pour l’heure été particulièrement bien conduit. Mais il ne
trompe personne. Si un retour à la normale est en bonne voie, il est toutefois graduel.
Un redressement plus difficile que pour ses voisins européens
L’économie française est entrée dans la crise plus fragile que beaucoup de ses voisins, du fait de ses
déficits et de son endettement. Elle en ressortira dans ce même état de relative fragilité. Ceux – dont
j’étais – qui considéraient que les déséquilibres permanents réduisaient notre marge de manœuvre
en cas de crise avaient raison. Le déficit de notre balance commerciale devrait continuer de croître
avec la chute de nos exportations d’avions, au moins pour un temps, de nos recettes touristiques et
des dividendes ou produits financiers venus de l’étranger. Croire que le monde nous permettra
indéfiniment de dépenser et de vivre au-dessus de nos moyens est une illusion. La Chine, dont le
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niveau de vie de la population est très inférieur au nôtre, ne financera pas durablement l’écart entre
ce que nous consommons et ce que nous produisons. Les États-Unis de Trump ne mettront pas en
place un nouveau Plan Marshal. Ils perdront leur temps, les Français qui crieront comme après la
Première Guerre mondiale : « L’Allemagne paiera » voire « La Chine paiera ». D’autres crieront
« Annulons la dette ! », oubliant que les premières victimes seraient les 53 millions de Français
détenteurs de contrats d’assurance-vie, composés pour une large part d’obligations émises par le
Trésor français, souscrites par les compagnies d’assurances en contrepartie d’un avantage fiscal.
Quant à la dette détenue par les étrangers, son annulation, outre une rupture avec l’Union
européenne, impliquerait que pendant plusieurs années la France n’ait plus besoin de se financer sur
les marchés, qui lui seraient dès lors fermés. La dette publique devra être remboursée, selon des
modalités qui auront été renégociées en fonction des circonstances exceptionnelles. Nous pourrions
mettre un siècle à apurer nos dettes, comme le Royaume-Uni lorsqu’il lui a fallu rembourser les
emprunts contractés en vue de financer la guerre contre Napoléon.
Un panorama économique contrasté
Le succès de la politique de crise déterminera pour une part le paysage économique de l’Après-Crise.
Grâce aux aides publiques, beaucoup de dépôts de bilan auront été évités de même que le chômage
de masse, et le pouvoir d’achat d’un grand nombre de ménages sauvegardé dans une grande
mesure. Cela n’empêchera pas que le paysage économique soit fortement contrasté.
Du côté des entreprises, une minorité ressortira renforcée ou peu changée : les télécommunications
et les logiciels, l’industrie pharmaceutique, la grande distribution, voire l’agriculture et les
assurances. Elles n’auront besoin d’aucune aide particulière. Une minorité sortira durablement
affaiblie : aéronautique, tourisme, restauration. Les entreprises concernées seront menacées de
faillite ou de rachat par l’étranger, en particulier par la Chine. Une intervention publique sera
nécessaire : injection de fonds propres ou de quasi fonds propres, prises de participation publiques,
voire nationalisations temporaires d’entreprises jugées stratégiques. Elle sera également nécessaire
pour les entreprises, notamment de petite taille, à la trésorerie exsangue, incapables de s’endetter
plus.
Du côté des consommateurs, le paysage sera tout aussi contrasté. Les ménages qui n’auront pas vu
leurs revenus baisser disposeront d’un excès d’épargne due à l’impossibilité de consommer.
Beaucoup d’autres auront subi une perte plus ou moins forte de leurs revenus, soit qu’ils soient
passés entre les mailles du filet des aides publiques, soit que les indemnisations aient été
sensiblement plus faibles que leurs revenus habituels (deux millions de salariés indemnisés à 84% et
des indépendants encore moins indemnisés). La politiques des revenus et la fiscalité devront être
adaptées en conséquence.
Le retour de l’État
La nécessité de l’État est apparue durant la crise. Cette nécessité devrait demeurer. Ce retour de
l’État, est à comprendre au sens large, avec ses services publics et les municipalités. Les maires, qui
ont payé de leur personne, ont été des agents publics précieux, qu’il s’agisse de la sécurité ou des
mesures facilitant la vie de leurs concitoyens. Ils ont pu s’appuyer sur des associations et le concours
de nombreuses bonnes volontés. L’individualisme français a reculé un temps.
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Avant d’expliciter sa politique économique, le gouvernement s’interrogera sur l’inflation. Il y a
quelques dizaines d’années, elle aurait été considérée comme probable après une telle injection de
liquidités et dangereuse, car engendrant un appauvrissement des détenteurs de revenus non indexés
sur les prix, des conflits salariaux fréquents et une perte de compétitivité. Ces inconvénients
l’emportent à long terme sur l’avantage procuré par l’allègement du poids de la dette de l’Etat et des
entreprises. Les économistes, ayant cessé de comprendre l’inflation, considèrent, dans leur majorité,
que le risque sera faible ; la concurrence de pays en développement comme la Chine resterait forte
et la production sera à même de satisfaire une demande affaiblie. Le risque serait plutôt celui de la
déflation, des ménages toujours inquiets continuant à thésauriser.
Une politique de relance difficile à financer
Après une année où l’activité économique aura reculé, une politique conjoncturelle de relance sera
mise en œuvre. Elle devrait être sélective, compte tenu de la diversité des situations. Il faudra
reconstituer les fonds propres de beaucoup d’entreprises, ce qui suppose de nouveaux mécanismes
de financement (émissions d’actions garanties, emprunts à très long terme avec différé
d’amortissement), par l’intermédiaire des banques et de la Banque publique d’investissement, et
avec une contribution financière substantielle de l’État. L’exigence de justice sociale et de lutte
contre les inégalités sera très forte, en particulier chez tous ceux qui auront été en première et en
deuxième ligne durant la crise. Des mesures, comme des « récompenses » durables pour le
personnel de soins ou le relèvement de certains minima sociaux, s’imposeront. Il y a deux mois, une
telle politique aurait été impossible à financer. La levée d’obstacles politico-juridiques comme le
Pacte de stabilité ou l’interdiction des aides directes aux entreprises a desserré les contraintes. De
même, les marchés, inondés de liquidités, provenant pour une part d’un retrait des pays africains
jugés particulièrement dangereux, devraient être bienveillants à l’égard d’une France plus endettée.
Il n’empêche que le financement restera un problème majeur, alors que beaucoup de Français
éblouis par ces dizaines de milliards tombés du ciel en quelques semaines refuseront de voir le
problème. Il ne suffira pas de faire appel exceptionnellement à toutes les ressources cachées dans
des fonds ou à la Caisse des dépôts. À toutes les dépenses supplémentaires s’ajouteront les moins-
values sur les recettes fiscales ou parafiscales (impôts sur les sociétés, exonérations de cotisations).
Le déficit budgétaire pourrait être réduit par un prélèvement unique et exceptionnel sur le capital
des ménages, comme celui pratiqué à la Libération et fondé sur des exigences de justice et de
réduction des inégalités.
Ce problème de financement parait difficilement soluble sans un volet européen. Le président devra
mener de difficiles négociations avec ses collègues pour à la fois déterminer des règles financières
adaptées à la période et dégager de nouvelles ressources, comme des emprunts obligataires émis au
niveau de l’Europe et affectés à des programmes de relance de l’investissement incluant la lutte
contre le réchauffement climatique. Une absence de relance européenne rendrait plus difficile la
solution des problèmes français.
Une Communauté européenne de la santé
Dans cette politique conjoncturelle, une place sera faite à des mesures immédiates, plus qualitatives.
Les Français éprouvent un immense besoin de protection, notamment dans le domaine de la santé. Y
aura-t-il un nouveau Jean Monnet, inventeur de la CECA, pour proposer une COMMUNAUTÉ
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EUROPÉENNE DE LA SANTÉ, qui préparerait les réponses aux fléaux sanitaires, fixerait des
stratégies communes et des mécanismes de détection précoce, déterminerait les stocks
nécessaires de vaccins, d’aiguilles, de bouteilles d’oxygène, de médicaments d’urgence et de
matériel nécessaire en cas d’épidémies à l’échelle européenne. Elle coordonnerait l’action
d’Établissements publics nationaux, qui auraient localisé les lieux de production dans chaque pays
et explicité les délais de production supplémentaires en cas de crise. C’est la meilleure manière de
donner une suite aux propos présidentiels sur la nécessité de ne plus dépendre de la Chine dans ces
domaines sensibles. Bien sûr, il faudra commencer avec quelques pays, dont – pourquoi pas – le
Royaume-Uni.
Emmanuel Macron a prononcé des phrases fortes : « Le jour d’Après ne sera plus le jour d’avant ». Il a
parlé de « solidarité » et de « planification ». Dans sa première allocution télévisée, il avait indiqué la
nécessité de déterminer un hors-marché. La formule fait penser à la phrase de Lionel Jospin : oui à
l’économie de marché, non à la société de marché. Depuis le marché s’est infiltré partout : éducation,
santé, culture. Changer la frontière pose des problèmes politiques et économiques complexes pour
un pays ouvert sur le monde. Il a donné l’exemple de la santé avec « un plan massif
d’investissements ».
Un Plan Macron
L’esquisse macronienne d’un programme à moyen terme, a priori orienté à gauche, est ambitieuse.
Tout est à inventer : le contenu, la méthode et les outils. Un tel programme implique une
concertation approfondie, particulièrement difficile dans un pays aussi éclaté, et un nouveau
Commissariat au Plan.
L’on pense à 1945. Certes notre appareil productif est intact et les pertes humaines beaucoup plus
faibles. Mais il y avait une référence idéologique de référence, le programme du Conseil national de
la Résistance, et des objectifs économiques clairs, la Reconstruction, avec les six secteurs de base du
Plan Monnet. Là aussi, tous les secteurs ne seront pas prioritaires. Y aura-t-il une place pour les
investissements en vue de réduire le CO2, conformément aux engagements déjà pris, et un mode de
vie moins productiviste ? Des circuits de financement existaient alors, Trésor Public et aide
américaine. Les échanges commerciaux étaient soumis à des droits de douane et des contingents, et
les prix étaient fixés par l’État. Le contexte de 2021 sera tout autre, celui d’un pays inséré dans une
mondialisation déstabilisée mais toujours présente. Une certitude, l’élaboration du Plan Macron, s’il
doit y en avoir un, prendra du temps. Le Président disposera-t-il du temps nécessaire dans un
contexte chahuté et des appuis nécessaires ?
L’Après-Crise sera un temps d’élections successives : deuxième tour des municipales (à moins que
l’on soit obligé de refaire le premier), sénatoriales, régionales et départementales. Cela veut dire que
ce sera le temps de la surenchère, des recherches de responsabilités et des mises en accusation de
toute sorte, d’autant que l’on sera à un an de la présidentielle. L’Union nationale est exclue, même si
une partie de la gauche pourrait se rallier à l’essentiel du plan.
L’agitation sociale et le retour de manifestations, type « Gilets jaunes », sous des formes
imprévisibles sont possibles avec un nouveau slogan « le jour d’après est pire que le jour d’avant »
Elle était aussi très forte du temps du Plan Monnet.
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Aussi le « Plan Macron » sera plus la plate-forme du président – candidat fin 2021 – qu’une réalité
perceptible par les Français avant l’élection.
La suite est indéterminée mais souvenons-nous que la France de la Libération s’est redressée en
dépit de ses divisions et de la faiblesse des institutions de la Quatrième République.
Pierre-Yves Cossé
2 Mars 2020
Une analyse claire qui fait appel à des mecanismes et des notions qui éveillent notre conscience et nous font découvrit une situation âpre et un chamboulement redoutable.
avec mes remerciements et mon admiration
Merci infiniment !