La première, une enquête de l’IFOP, parue dans le JDD, le 27 octobre 2019, traduit un net durcissement de l’opinion face aux manifestations religieuses dans l’espace public, avec une focalisation particulière sur la religion musulmane : 80% des Français interrogés considèrent que la question de la laïcité « se pose aujourd’hui différemment en France s’agissant de la religion musulmane ». On retrouve un clivage entre la droite et la gauche sur la place du culte musulman, 83% des partisans de LR et 85% de ceux du Rassemblement national y sont défavorables, mais, malgré tout, il n’y a que 54% des sympathisants de La France Insoumise et 55% de ceux du Parti socialiste qui l’acceptent, l’électorat d’Emmanuel Macron se situant dans un entre-deux. Il n’est donc pas étonnant que l’état d’esprit majoritaire soit à l’interdiction des signes religieux, non seulement dans l’accompagnement par les parents dans les sorties scolaires, mais également dans les services publics, les entreprises, etc. Seule l’approbation donnée aux repas de substitution dans les cantines scolaires pour les enfants qui ne mangent pas de porc trouve une majorité favorable (61%).
La seconde enquête, un peu plus ancienne, de 2016, porte sur les musulmans de France (2). Il y a, selon l’étude, 5,6% de la population totale métropolitaine qui se déclare musulmane. Deux tiers des musulmans, à peu près, pensent que la laïcité permet de vivre leur religion. 31%, seulement, ont une pratique religieuse régulière, mais 66% se déclarent favorables au port du voile – même si deux tiers des femmes musulmanes ne le portent pas – et 70% déclarent acheter de la viande halal. 78%, cependant, se déclarant musulmans, disent ne pas voter de manière privilégiée pour des candidats musulmans. Ce qui a surtout retenu l’attention dans cette étude, c’est la tripartition que ces auteurs mettent en évidence : une quasi majorité (46%) des musulmans acceptent les valeurs de la République, un quart (25%) entendent exprimer leurs valeurs religieuses dans l’espace public et au travail, même s’ils acceptent les lois laïques, 28% de l’ensemble, majoritaires chez les jeunes, se définissent avant tout par leurs valeurs religieuses. D’autres enquêtes confortent ces estimations qui ont été critiquées (3). Il n’y a donc pas une communauté musulmane, elle est plurielle, comme les autres communautés. Mais un usage radical de la religion a des bases réelles.
La comparaison des deux études montre suffisamment que les facteurs d’incompréhension sont présents, et des possibilités d’affrontement existent. Dans cette situation, il faut aller au cœur de la question. Faut-il encore durcir les lois laïques et aller vers une interdiction de tous les signes religieux dans l’espace public ? C’est la proposition explicite du Rassemblement national. La droite de LR avance des projets de lois spécifiques sur l’accompagnement des sorties scolaires et l’Université. Il en va de même dans des courants de gauche laïque, représentés, par exemple par le Comité Laïcité-République ou le Printemps républicain. Cela demande une réponse claire. Certes des adaptations législatives peuvent paraître nécessaires à des moments donnés. Mais, pour l’essentiel, je ne pense pas qu’il faille aller au-delà de la législation actuelle dans ses équilibres. Et cela pour deux raisons qui tiennent à une bonne compréhension de ce qu’est notre laïcité depuis la loi fondatrice de 1905 (4) – même si elle ne comporte pas le terme…
La première raison relève d’une confusion, souvent volontairement entretenue, qui fait de la laïcité une solution à nombre de maux de notre société. Elle est, en effet, souvent utilisée dans des domaines qui ne la concernent pas ou que partiellement : pensons aux incivilités, à la discipline à
l’Ecole, à la ghettoïsation de certains quartiers, à l’accès à l’emploi, à l’égalité entre les hommes et les femmes, etc. Pour dénoncer les replis communautaires qui se manifestent dans notre société, il ne suffit pas de convoquer la « cité », mais il faut mettre en œuvre tout un ensemble de politiques publiques. À commencer par faire respecter l’État de droit partout. Il faut souligner qu’il y a dans le cadre légal tout ce qui permet de sanctionner les atteintes contraires aux « exigences minimales de la vie en société ». Un cas qui a été dans l’actualité il y a quelque temps peut être parlant : le refus de service, dans un café ou un commerce, à des femmes, en tant que femmes ou parce qu’elles ne portent pas un foulard, ou parce qu’elles en portent un, peut être sanctionné par la simple application du droit sur les discriminations qui se fonde sur des articles du Code pénal et le Code de la consommation. De tels faits peuvent relever de convictions religieuses, mais, en l’occurrence, c’est l’application du droit qui compte.
La seconde raison concerne la laïcité en tant que telle. Elle est un principe juridique qui assure la séparation entre l’État, son administration, neutre et impartiale, et les organisations religieuses (l’islam n’a pas le caractère d’une Église) ; elle garantit la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans le respect de l’ordre public ; elle garantit l’égalité de tous devant la loi et les services publics, quelles que soient les convictions de chacun.
La laïcité n’est pas une tolérance, mais une condition pour l’exercice responsable des libertés de chacun. Elle est fortement liée aux valeurs fondamentales de la République, la liberté et l’égalité, comme nous l’avons dit, mais aussi à la fraternité, dans la mesure où elle s’oppose à ce qui divise et sépare dans notre société. Évidemment, les principes doivent s’appliquer dans des réalités souvent conflictuelles. La question de la visibilité des signes religieux a été un point important des débats lors de l’élaboration et de l’application de la loi de 1905. Il s’agissait alors du catholicisme, c’est l’Islam qui est en question aujourd’hui. Les législateurs de la Troisième République, et ceux des Républiques suivantes, n’ont pas entendu laïciser la société. Ils ont clairement distingué le catholicisme, le cœur de la religion, du cléricalisme, ambition d’influencer la politique et la société.
Pourquoi ce qui a été possible hier ne le serait pas actuellement ? La même distinction s’impose entre l’islam et l’islamisme. Il y a des difficultés propres à la situation de l’islam en France. La menace terroriste ne peut que peser sur les esprits. Mais nonobstant ce fait lourd de conséquences, l’islam n’étant pas organisé comme une Église, l’État n’a pas de réel interlocuteur représentatif. Il a, qui plus est, sa propre responsabilité d’avoir laissé des pays étrangers exercer leur influence sur leurs populations d’origine. Les difficultés culturelles sont également importantes compte tenu de l’éloignement originel dans les valeurs et les comportements par rapport aux us et traditions de la société française. Cela dit le cadre laïc a su fonctionner avec des religions différentes dans leurs organisations : l’Église catholique centralisée, des églises protestantes diverses, le judaïsme, l’orthodoxie organisé en églises liées à des patriarcats internationaux. L’acceptation par le catholicisme du cadre laïc a été longtemps difficile et ne s’est faite que progressivement. Avec l’Islam le problème est encore devant nous. Mais le cadre laïque a montré sa capacité d’adaptation depuis plus d’un siècle. Il demande des efforts réciproques pour répondre aux interrogations soulevées et aux inquiétudes exprimées. Il faudra sans doute du temps pour arriver à inscrire les pratiques de la religion musulmane dans la société française. Pour ce faire, il faut commencer à bien poser les problèmes et à les expliciter clairement dans le débat public.
1. Ismaïl Ferhat (dir), Les Foulards de la discorde. Retour sur l’affaire de Creil, 1989, L’Aube/Fondation Jean Jaurès.
2. Un islam français est possible, Rapport pour l’Institut Montaigne, coordonné par Hakim El Karoui, septembre 2016.
3. Olivier Galland et Anne Muxel (dir), La Tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, PUF, 2018.
4. Jean Baubérot, La loi de 1905 n’aura pas lieu. Histoires des séparations des églises et de l’État (1902-1905), tome 1 (1902-1905), Maison des Sciences de l’Homme, 2019.
Alain Bergounioux, Vice Président d’IAG
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