En janvier dernier, l’affaiblissement du président de la République et la poursuite de la crise nous sont apparues comme les conséquences probables de la situation d’alors. Cette voie se dessine plus nettement un mois après, même si l’évolution n’est pas irréversible et s’il ne faut pas sous-estimer la capacité de rebond présidentielle face à une opposition fractionnée.
Les optimistes disent, le plus dur est passé : les trains et métros roulent, la convergence des luttes ne s’est pas faite, les manifestations ne réunissent qu’une centaine de milliers de personnes – ce qui est peu pour la France – et le projet de loi est discuté à l’Assemblée. La France fonctionne.
A côté de ces éléments, favorables, le négatif est considérable et inquiétant. La CGT conserve la capacité de lancer des grèves thromboses dans des secteurs stratégiques où elle est fortement implantée, comme l’énergie, les transports, les ports, et autres services publics (éboueurs, égoutiers) La colère des manifestants va croissante. Les violences sont plus brutales sans susciter de réactions négatives dans l’opinion, la sécurité du Président serait menacée. Le débat parlementaire est saboté, le calendrier gouvernemental bousculé.
Le plus grave est qu’Emmanuel Macron a perdu la bataille de l’opinion. Une majorité des Français était pour la suppression des régimes spéciaux, tandis qu’aujourd’hui, une majorité encore plus forte est contre la réforme… Force est de constater que l’essai n’a pas été transformé. La sortie de l’épais document gouvernemental (1024 pages) a de surcroît aggravé les inquiétudes au lieu de les dissiper. Les incertitudes concernant la future valeur du point ont accru l’anxiété et le doute s’est étendu à l’ensemble de la réforme.
Une incompétence inattendue
Si les reproches faits au Président de la Républiques sont nombreux, il était admis le plus généralement qu’il faisait le job et que sa compétence sur la quasi-totalité des problèmes, même les plus complexes, était incontestable. Ce sérieux et cette compétence sont atteints.
Le Conseil d’Etat, composé de hauts fonctionnaires qui ont été les électeurs d’Emmanuel Macron dès le premier tour, a porté le coup le plus dur dans son avis de 61 pages, rendu public par le gouvernement. Citons quelques critiques. La sécurité juridique du texte n’est pas assurée en raison de la saisine tardive des organismes consultatifs, en particulier du Conseil d’Etat qui n’a disposé que d’un délai de quinze jours. C’est peu pour une composante majeure du contrat social, qui n’avait jamais été aussi profondément réformé depuis la Libération.
L’étude d’impact est insuffisante et les projections financières lacunaires. Le recours à vingt-neuf ordonnances sur les éléments structurants du système nuit à l’intelligibilité général du texte. La réforme ne crée pas un régime universel de retraite mais un système universel à points. A L’intérieur de ce système coexisteront cinq régimes, un ensemble de règles dérogatoires et de
caisses distinctes. Même si la fragmentation du système actuel, avec ses quarante-deux régimes, est réduite, le nouveau dispositif sera complexe et bien éloigné d’un jardin à la française.
Les dispositions relatives à une loi de programmation des enseignants sont jugées inconstitutionnelles, le Parlement ne pouvant enjoindre au gouvernement de déposer un projet de loi. Les pouvoirs donnés à la future Caisse Nationale de Retraite Universelle (CNRU) sont jugés excessifs ou flous. Le maintien dérogatoire du régime des navigants aériens, incluant une compensation apportée par le système universel est incompatible avec le principe d’égalité.
Certes, il est dans la mission du Conseil d’Etat de formuler de réserves et de relever les insuffisances, le plus souvent à caractère juridique mais leur nombre et leur gravité montrent une indéniable impréparation.
A quoi ont donc servi les discussions autour de l’ancien président du Conseil Economique, Jean-Paul Delevoye ? Le Haut-Commissaire est courtois et apprécié des syndicats qui l’ont couvert d’éloges durant les dix-huit mois de cette « consultation citoyenne ». Ce refus de fâcher les partenaires sociaux ne justifie pas qu’un problème considérable comme celui de la retraite des enseignants n’ait pas été décelé dès le début. Le mode actuel de calcul de leurs retraites est une compensation, médiocre mais essentielle, à des rémunérations que tous, y compris leur ministre, jugent trop faibles. Le résultat est qu’un grand nombre d’enseignants sont à la tête des manifestations et ne font pas confiance à ce gouvernement et à ceux qui suivront pour un relèvement des rémunérations étalé dans le temps. De même, l’effort exigé des avocats, au moins dans un premier temps, était insupportable pour une partie d’entre eux. Il eut fallu repérer tous les cas où le saut à franchir était trop considérable et au minimum jouer beaucoup plus sur les périodes de transition, étaler les mesures dans le temps, aller jusqu’à « la clause du grand-père » si nécessaire. Plus une réforme est ambitieuse, plus sa mise en œuvre doit être longue.
Dissimulation délibérée ?
Un doute s’insinue. Est- ce uniquement de l’impréparation ou également de la dissimulation ? Cette concertation ouverte, dont les 35 000 contributions recueillies en ligne, n’était-elle pas un paravent destiné à dissimuler un choix politique : la baisse de la contribution du budget de l’Etat aux régimes de retraite, évaluée dans l’Avis du Conseil d’Etat à 7 milliards d’euros en 2018 au titre des régimes spéciaux ? Il n’est nullement scandaleux qu’un Etat déficitaire chargé d’une dette équivalente au PIB cherche à faire des économies et veuille limiter la part des dépenses publiques consacrée aux inactifs. Selon les hypothèses officielles, qui peuvent être contestées, la part du PIB allant aux retraites serait stabilisée à 14% alors que le nombre des retraités augmente rapidement, que celui des cotisations au taux actuel ne progresse que lentement. Sauf recul sensible de l’âge de départ à la retraite, la retraite par tête devrait baisser. Certes, avec les mesures proposées, les inégalités sont réduites et il y a des gagnants, les agriculteurs, les retraités les moins bien servis dont les femmes, les jeunes – sans que des chiffres ne soient fournis. Reste la majorité des futurs retraités. De plus, beaucoup d’experts estiment que le taux de 14% baissera légèrement et que l’Etat bénéficiera d’une moindre hausse des cotisations avec une baisse de sa contribution.
Le rééquilibrage du budget de l’Etat a été dès le début un des objectifs de la réforme mais c’est le système à points avec ses effets redistributifs qui a été mis en avant. Des acteurs majeurs comme la
CFDT ont cru que l’on allait réformer en laissant de côté la dimension financière. En politique, la dissimulation est vertu si elle assure le succès. Dans le cas contraire, le gouvernement est accusé de pratiques anti-démocratiques et perd toute crédibilité.
Une défiance généralisée
Le soupçon d’incompétence est particulièrement coûteux pour un gouvernement composé pour une large part d’experts et de professionnels confirmés. Il alimente des courants populistes en plein essor qui rejettent les élites, en particulier politiques, et leur prétendu savoir. A cette accusation d’incompétence, les populistes associent celles de dissimulation, de tromperie et de dépendance à l’égard des puissances. Ainsi, sur le projet de loi sur la recherche scientifique, qui n’est nullement bouclé, des pétitions de scientifiques et de chercheurs de haut niveau accusent le gouvernement de poursuivre la dégradation de la recherche et du service public. Si les meilleurs esprits sont aussi peu soucieux des faits, c’est que la France des gilets jaunes est en train de l’emporter et que la crise de confiance s’approfondit.
Pierre-Yves Cossé, membre du bureau d’IAG
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