Hommage de Robert Chapuis à Michel Rocard

ChapuisUn ami de soixante ans

 

J’ai fait la connaissance de Michel Rocard en 1955, dans les actions menées pour l’indépendance du Maroc. J’étais alors vice-président de l’UNEF où lui-même s’était déjà engagé, en se confrontant notamment à Jean-Marie Le Pen en faculté de droit. Nous nous sommes retrouvés dans les luttes contre la guerre d’Algérie. J’étais responsable national des étudiants de la JEC, il l’était pour ceux de la SFIO qui vont bientôt prendre leur autonomie et rejoindre le Parti Socialiste Autonome (PSA) qui fusionnera par la suite avec d’autres groupes pour fonder le PSU. Après les crises de l’ACJF en 1956 et de la JEC en 1957, après les démissions qu’elles ont entraînées, les jeunes militants chrétiens se sont réunis dans de nouvelles structures avec un même local, 94 rue Notre-Dame-des-Champs, dans le 6e arrondissement. Ils ont été vite rejoints par des étudiants de gauche, notamment socialistes. Michel Rocard y animait des réunions de formation politique, ainsi qu’un groupe d’études  pour un contre-plan (face au Ve plan gaulliste). Le 94 a servi d’appui pour plusieurs associations qui visaient à rénover l’action politique au-delà de la guerre d’Algérie. Il hébergera notamment l’ADELS, l’Association pour la Démocratie Locale et Sociale, dont Michel Rocard a été le premier président.

Cette intense activité du début des années 60 donnait lieu à des clubs qui tiendront plusieurs réunions nationales, l’une à Vichy en 1964 où je représentais le Centre d’Etudes pour la Démocratie (CED) que je présidais, une autre à Grenoble en 1966, où Michel Rocard a fait sensation : dans la ligne de Pierre Mendès-France, mais dans une relation étroite avec l’histoire et les idées du socialisme, il représentait un nouvel horizon politique. Il redonnait un sens à un projet de transformation sociale à partir de la société elle-même et non pas seulement à travers le pouvoir d’Etat. Il poursuivra cette esquisse autogestionnaire l’année suivante à travers un ouvrage intitulé « Décoloniser la province ». Intéressé par les clubs, Michel Rocard était cependant avant tout un militant politique. Au PSU fondé en 1960, il est devenu incontournable. Dans les débats compliqués qui divisent l’organisation après la fin de la guerre d’Algérie, il s’engage pleinement pour le maintien de l’autonomie du PSU, aux côtés d’Edouard Depreux auquel il succèdera en 1967.

En 1964, il m’a convaincu d’entrer au PSU. Beaucoup le quittent alors et il faut renforcer la tendance « autonome ». La déconfessionnalisation de la CFTC aboutit cette même année à la création de la CFDT. Le contexte politique évolue. En 1967, j’accepte d’être candidat du PSU aux législatives dans le 14e arrondissement de Paris. Avec la formation de la FGDS, une scission s’opère au PSU entre ceux qui veulent la rejoindre et les autonomes. Michel Rocard devient secrétaire national et m’appelle à le rejoindre au Bureau national. J’aurai la charge des questions d’enseignement et de jeunesse… notamment en Mai 68.

Ce qui m’a frappé dès cette époque, c’est sa rapidité d’esprit, sa capacité d’écoute, sa facilité de relation dans le respect de l’autre sans aucune condescendance. Il avait des convictions : du marxisme, il retenait l’analyse économique et l’inspiration, sans épouser les thèses de Lénine ni celles de Trotsky. Social-démocrate, il se voulait révolutionnaire dans le changement social et réformiste dans l’action politique. En Mai 68, dans la tourmente et au milieu des excès gaullistes, il a gardé le cap  et permis au PSU d’en sortir grandi, à la différence d’autres forces politiques.

Dans les années qui ont suivi, j’ai soutenu son autorité et ses positions dans le parti. Sa candidature à la présidence de la République en 1969 l’avait amené à constituer une équipe spécifique, différente du Bureau national, non sans remous internes. J’étais de permanence au siège du parti ce soir d’automne où j’appris par téléphone le succès de Michel Rocard à une législative partielle dans les Yvelines contre Couve de Murville ! Quelle émotion ! Devenu député, il a désormais intégré la vie politique nationale. Face aux tentatives ou aux tentations gauchistes, je veillerai à maintenir une majorité « rocardienne », tandis que d’autres entourent le nouveau député. En 1971, au Congrès de Lille qui se déroule parallèlement au Congrès d’Epinay, nous obtenons le maintien de Michel Rocard à la tête du parti avec une voix de majorité. A la suite, plusieurs départs volontaires ou forcés (vers la Ligue communiste ou la gauche maoïste) vont renforcer cette majorité. En 1972, le manifeste « Contrôler aujourd’hui pour décider demain » est adopté par le Congrès de Toulouse. Son édition complète est préfacée par Michel Rocard qui conclut : « aujourd’hui la recherche de l’autogestion populaire, malgré ses ambiguïtés, est bien la voie nouvelle qui redonne son sens historique à la révolution socialiste… Le rôle des militants aujourd’hui est de permettre que se fasse cette révolution qui réconciliera enfin socialisme et liberté ».

Le PSU est apaisé, mais la situation politique a changé. Le Parti Socialiste, refondé à Epinay, a porté François Mitterrand à sa tête. Il négocie avec le Parti Communiste et les Radicaux de gauche un programme commun. Le PSU reste volontairement à l’écart. Ses candidats, aux législatives de 1973, font des campagnes actives, mais des scores nettement inférieurs à ceux du PS (c’est mon cas dans le 14e arrondissement, alors qu’en juin 1968, j’avais devancé Chevènement et Georges Sarre !). Michel Rocard est battu. Il reprend un poste à l’Inspection Générale des Finances, quitte le Secrétariat national du parti et me demande de le remplacer. J’accepte l’intérim et, en novembre 1973, je suis élu Secrétaire national par le Conseil national. Je me suis considéré néanmoins comme le second : pour moi le PSU n’a pas d’avenir sans Michel Rocard qui incarne un nouveau socialisme aux yeux de l’opinion. Son engagement pour soutenir la cause des ouvriers de Lip en est un témoignage. Commence alors une période assez délicate.

En 1974, la mort de Pompidou précipite l’élection présidentielle. La minorité du PSU propose la candidature de Charles Piaget, l’homme des Lip. Avec Michel Rocard, je soutiens le candidat de l’union de la gauche, François Mitterrand : il y aura une campagne autonome au premier tour, commune au second. Mitterrand frôle l’élection et un processus de rapprochement est esquissé entre le PSU  et le PS avec l’appui de la CFDT et de divers clubs citoyens. Michel Rocard, qui a participé de près à la campagne de Mitterrand, presse le mouvement, ce qui provoque quelques frottements entre nous. L’amitié subsiste néanmoins ! Les négociations entre les partis sont marquées par le poids des personnalités. Des Assises du Socialisme sont prévues pour  l’automne 1974. S’agit-il de débattre sur la possibilité d’un avenir commun ou d’engager un processus de fusion ? Le PSU se  divise. Je plaide pour des Assises organisationnelles, car Michel Rocard n’attendra pas pour adhérer au PS, mais je suis mis en minorité. Avec Michel Rocard, j’entraîne l’essentiel du Bureau sortant et un bon tiers des militants vers une participation aux Assises dans les conditions fixées avec le PS, la CFDT et les Clubs. Ce sera le courant du Manifeste qui aura ses représentants au Comité directeur du PS. Michel Rocard n’y participe pas directement. Avec notre accord, il joue un rôle spécifique, au Bureau exécutif, puis au Secrétariat national. Il a son secrétariat particulier, son lieu de réunion (266, bd Saint Germain)), ses collaborateurs. Le courant, lui, est au 4 rue Jacques Cœur. Les contacts sont fréquents, les orientations sont communes, mais Rocard préserve son autonomie. Il y aura une association : « les Amis de Michel Rocard », des revues (animées par Gilles Martinet et/ou Patrick Viveret) et bientôt les Clubs Convaincre à l’adresse du Boulevard Saint Germain. Rocard entre dans une logique présidentielle, tandis que je reste dans l’appareil du parti (délégué national du PS et animateur du courant). Ce n’est pas toujours facile, mais je sais que Rocard a besoin des rocardiens… L’échec des législatives en 1978 pousse à affirmer l’existence de deux gauches, comme l’avait théorisé Rocard au Congrès de Nantes l’année précédente. Le Congrès de Metz en avril 1979 voit l’affrontement entre deux blocs : d’un côté une alliance entre Pierre Mauroy et Michel Rocard, de l’autre, François Mitterrand, avec l’appui de Gaston Deferre et de Jean-Pierre Chevènement. Ces derniers apportent leurs voix au Premier secrétaire qui garde la majorité. Nous sommes dans la minorité mais Michel Rocard a marqué des points dans l’opinion. Il poursuit dans sa logique présidentielle, mais, contrairement à l’avis de plusieurs d’entre nous, il a déclaré devant le Congrès qu’il ne serait jamais candidat  si Mitterrand choisissait de l’être. Candidat en octobre 1980 par une déclaration dans sa mairie de Conflans-Sainte-Honorine, le piège se ferme sur lui. Mitterrand se déclare candidat un mois plus tard et est élu en mai 1981 président de la République.

Cette période éclaire la personnalité de Michel Rocard : fidélité à ses engagements, sincérité de sa démarche, volonté d’assurer des responsabilités majeures, profondeur des convictions, mais excès de confiance et incertitude tactique. Quand j’ai écrit en 2006 le récit de ma vie politique, je me suis permis de donner comme titre à ce témoignage sur la deuxième gauche : « Si Rocard avait su… ». Et je précisais : « Si Rocard avait su prendre le pouvoir, la gauche en eut été changée ». Rocard venait de publier un grand livre, un de ses meilleurs, « Si la gauche savait… » et l’on y trouve un excellent démontage des insuffisances de la gauche. Mais en 1979, la promesse de Metz l’a condamné à n’être qu’une espérance pour cette gauche française.

En 1981, dans la foulée de la présidentielle, je suis élu député de l’Ardèche. Je reste au Comité directeur du PS, mais je m’inscris désormais dans la vie locale : je deviens maire du Teil (8000 habitants) en 1983. Je le resterai jusqu’en 2001. Michel Rocard est venu me soutenir. Nous avons circulé ensemble en Ardèche. En 1984, il a permis à l’Ardèche de bénéficier des PIM (Programmes Intégrés Méditerranéens) suite à l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans le Marché Commun. Nous avons vécu ensemble des Congrès difficiles (Valence, Bourg-en-Bresse…). En Avril 1985, le Président décide d’instaurer la proportionnelle pour les législatives de 86, au risque de faire entrer le Front National à l’Assemblée. Michel Rocard s’y refuse et démissionne de son poste de ministre de l’Agriculture.Il entend se mettre en position d’être candidat à la présidentielle de 1988.

En avril 1985, le courant rocardien s’est affirmé davantage dans le parti lors du Congrès de Toulouse (28,5 % des mandats) , mais il était difficile de remonter la pente face au Président.

Michel Rocard s’entoure de conseillers dans les divers domaines de la vie publique. Une session de travail se tient durant l’été 87 à Villeneuve-lès-Avignon avec Edgard Pisani qui apparaît un premier ministre potentiel. Je participe aux diverses instances, mais je continue surtout de suivre les affaires du parti et de gérer mon mandat de député (j’ai été réélu en 86). Michel Rocard, lui aussi, est député, toujours dans les Yvelines, avec l’aide efficace de Daniel et Martine Frachon. L’un est premier secrétaire de la fédération, l’autre, sa suppléante. Les sondages sont favorables à Rocard, mais il reste minoritaire dans le parti. Que fera Mitterrand ? Je suis en réunion avec les militants du Maine-et-Loire au début de l’année 88. Nous écoutons l’émission de Paul Amar qui pose au président la question de savoir s’il se représente. Le « oui » clair et bref de Mitterrand nous désole, mais franchement ne nous surprend pas. Toujours aussi honnête et fidèle à la cause du socialisme, Michel Rocard triomphe dans les meetings pour François Mitterrand. Il lui apporte sa popularité et le président, une fois réélu, a intérêt à en faire son Premier ministre.

En mai 88, Jean-Paul Huchon me confirme que je suis dans le gouvernement. Les postes varient en cours de journée. Finalement, je suis Secrétaire d’Etat chargé de l’enseignement technique auprès de Lionel Jospin, ministre d’Etat, chargé de l’Education Nationale. Pendant trois ans, j’ai assisté à bon nombre de conseils des ministres : il n’y avait pas que des amis autour de la table ! En face de Mitterrand, Rocard a dû prendre sur lui pour garder sa sérénité et affirmer son autorité. Il a eu l’appui de ministres qui n’étaient pas du sérail, comme Michel Duraffour ou Jean-Pierre Soisson. Ne disposant que d’une majorité relative et à la merci d’une trahison de la part de certains parlementaires, il a dû user fréquemment du 49.3. Son action n’en a pas été pour autant décrédibilisée, car elle était bien ajustée aux besoins : Nouvelle-Calédonie, RMI, CSG, réforme du service public, financement des partis… Sans oublier la loi d’orientation de l’Education Nationale (juillet 89) et bien d’autres avancées, notamment pour faire face aux crises industrielles. Mieux que Mendès France, car il a gouverné plus longtemps, il a montré que la « deuxième gauche » pouvait « changer la vie » tout autant que la première. Les circonstances (la guerre d’Irak notamment) ont permis à cette sorte de cohabitation de durer trois ans, pas un jour de plus ! Les deux ans qui suivirent furent tout à fait calamiteux, on le sait, avec Edith Cresson,  puis Pierre Bérégovoy qui ne s’en remettra pas. Les élections de 93 sont catastrophiques. Le  groupe socialiste ne compte guère plus de 80 députés. J’ai été battu, ainsi que mon suppléant Claude Laréal, maire de La Voulte, qui m’avait remplacé à l’Assemblée Nationale. Je reste Conseiller régional (j’ai été élu en 92) en Rhône-Alpes et bien entendu maire du Teil (réélu en 89). L’effondrement parlementaire s’accompagne d’une crise du parti. Manuel Valls, qui, après avoir été mon assistant parlementaire (1985-1988), était entré au cabinet du Premier ministre, est à la manœuvre. Il réussit à relancer le débat interne au parti  sur de nouvelles bases : Michel Rocard redevient la référence. Il prend la présidence du parti pour en redorer l’image. En deviendra-t-il le premier secrétaire ? Ses amis ne sont pas tous du même avis. Je suis de ceux qui craignent de le voir s’engluer dans les affaires internes. Mais la tentation est trop grande : refaire enfin un vrai parti social-démocrate, quel challenge ! En novembre 93, Michel Rocard devient Premier secrétaire du Parti Socialiste, au grand dam des amis de François Mitterrand réunis autour de Laurent Fabius. Il a reçu l’appui de Lionel Jospin, comme celui-ci avait bénéficié du soutien des rocardiens au fameux Congrès de Rennes (1990).

Je participe aux instances du courant, mais je m’attache surtout à la relance des clubs Convaincre. Avec Jacques Chérèque, nous avons tenu une grande réunion en 1992 à Quimper : un franc succès ( 1500 participants ). Des clubs naissent ou renaissent dans les grandes villes. Ils sont au service de Michel Rocard, non parce qu’ils se soumettent à lui, mais parce qu’ils partagent ses conceptions du projet socialiste et de l’action politique, en prise directe avec le mouvement de la société.

Michel Rocard se consacre à ses nouvelles fonctions à la tête du parti, tout en conservant le contact avec les équipes du Bd Saint Germain. Comme il se doit, il conduit la liste des socialistes aux élections européennes du printemps 94. C’est le pataquès pour la constitution de la liste et Mitterrand trouve facilement un concurrent pour constituer une autre liste dite « radicale » : Bernard Tapie. L’élection se fait à la proportionnelle à un tour. Avec ses 11,5 %, la liste Tapie n’est pas loin des 14,5 % de la liste socialiste. Le score est minable, Rocard est désavoué : il quitte le secrétariat national et se consacre désormais à son mandat de député européen. Le désarroi est grand parmi ses amis La fin de l’année 94 est encore assombrie par le refus de Jacques Delors d’être candidat à l’élection présidentielle. Au congrès de Liévin, avec en arrière-fond les envolées ouvriéristes de François Mitterrand, c’est Henri Emmanuelli qui est désigné premier secrétaire. Je ne suis plus candidat au Comité directeur et quitte donc les instances du parti (sauf la FNESR). Michel Rocard est hors-jeu. Avec lui, nous soutiendrons la candidature de Lionel Jospin aux présidentielles : celui-ci sera désigné à l’encontre d’Henri Emmanuelli. Un nouveau secrétaire national sera bientôt désigné : François Hollande.

Comme dans tous les temps de crise, les clubs et groupes de réflexion ont fleuri. Présidant les clubs Convaincre, avec le concours de François Soulage et de José Garcia, je m’efforce de les rassembler. Un colloque a lieu à la Sorbonne à l’automne 96 ( avec Echanges et projets de Delors, Réunir de Bernard Kouchner,etc…), mais la formation d’un gouvernement de gauche autour de Lionel Jospin en 1997, change la donne : retour aux partis traditionnels.

Sénateur des Yvelines, député européen, Michel Rocard prend désormais du recul. Membre indéfectible du parti socialiste, il en partage les grandes messes (à La Rochelle par exemple..), mais il s’adonne surtout à ses passions : le parlement européen où il jouit d’une grande influence, l’Afrique où il soutient des expériences de développement local, les conflits qui divisent le monde (notamment aux pôles arctique et antarctique) , les défis écologiques. Par ses livres, à travers ses interventions médiatiques, il formule analyses et conseils sur le champ économique et social. Il voyage, il rencontre ceux qui comme lui ont eu l’expérience du pouvoir et s’affrontent désormais aux enjeux planétaires. Il devient un sage parmi les sages, mais il garde cette sorte de gouaille qu’il affectionne, un goût de la conversation simple et directe qui n’en fait ni un sphinx ni une vedette. Il garde un œil sur le parti ( qui souvent le désole !…), sur ses amis, sur la vie du monde avec une grande liberté de jugement et même un certain sens de la provocation. Il restait en éveil et nous tenait éveillés.

Alors aujourd’hui par respect et amitié pour lui, ne nous endormons pas !

 

Robert Chapuis

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