Virus et stratégie (3)

Virus et stratégie (3).

« La peur les précipite, ils sentent la mort prête. »

Il est étonnant de voir comment cette épidémie a oblitéré la capacité critique de toute une population et en particulier de tous nos intellectuels.

Le gouvernement a pu prendre la décision d’assigner à résidence la quasi-totalité de la population, suivant en cela l’exemple de la Chine plutôt que celui des démocraties asiatiques (Japon, Corée du Sud, Taiwan) sans que plus de deux ou trois intellectuels ne protestent ou du moins ne trouvent une tribune pour le faire (André Comte-Sponville, Jean-Dominique Michel…).

Ce n’est pas mieux du côté d’un journal du soir qui se vante souvent d’être une référence. Dès qu’on parle de l’épidémie, tout esprit critique semble l’avoir déserté. Prenons-en deux exemples :

– quand paraît une étude opportune de l’EHESP qui soutient que le confinement « a évité 60 000 décès » sans comparer le confinement à une stratégie alternative (comme si le choix était le confinement ou rien), sans rappeler qu’en l’absence de vaccin ces morts sont probablement retardées et pas évitées, et sans se poser la question des décès liés au confinement (alors que les cardiologues et les oncologues s’inquiètent déjà de la quasi disparition des consultations hors Covid et craignent un record de pathologies soignées trop tardivement après le de-confinement) ledit journal en rend compte (le 24 avril) sans exprimer la moindre critique méthodologique ou de fond, et sans se demander (par exemple) pourquoi c’est cet établissement qui produit une telle étude et non l’INSERM qui lui aurait donné une respectabilité scientifique d’une autre classe.

– Quand la CGT fait état le 5 mai d’une enquête sur 550 000 salariés du secteur de la santé établissant que 11900 d’entre eux auraient été contaminés et en conclut que la prévalence du Covid parmi ces personnels serait « 11 fois plus que pour la population en général », ledit journal ne semble pas se souvenir que le 22 avril il a publié les résultats d’une étude (Institut Pasteur, Santé Publique France, INSERM) indiquant que entre mi-avril et le 11 mai la proportion de français contaminés serait de l’ordre de 5 à 5,7 %. Donc d’après les données même de la CGT la contamination des salariés de la santé n’est pas 11 fois plus forte mais moitié moins élevée (2,16% contre plus de 5%) que celle de la population en général ! (c’est évidemment la fréquence avec laquelle ces personnels sont testés qui peut donner l’impression inverse…).

Pour en terminer avec ce panorama succinct de ceux qui font profession de penser : nos économistes sont singulièrement absents du débat sur le confinement. Faute d’avoir le courage d’assumer que le choix du confinement ou du déconfinement n’est pas « le choix entre la vie et l’économie » mais le choix entre des années de vie perdues en 2020 ou des années de vie perdues au cours de la décennie qui suit, il n’osent pas formuler le moindre calcul pour donner une évaluation rationnelle de ces décisions à nos concitoyens, et à deux ou trois exceptions près il préfèrent gloser sur le monde d’après (pour lequel la solution est exactement la même que ce qu’ils prônaient l’an dernier avant le virus). Les seuls informations quantitatives que j’ai vues depuis deux mois sur les années de vie perdues dans cette crise (virus et dépression) traitait de la Suède. 

Bref, du côté de tous ceux qui devraient prendre du recul et penser la crise, cette capacité semble annihilée par la panique, à l’image des centaures de Hérédia.

Une tactique sans stratégie.

Ce n’est pas beaucoup mieux du côté de l’exécutif et le discours du premier ministre à l’assemblée m’a laissé profondément perplexe.

Il y avait en  gros deux stratégies de sortie du confinement : 

– à la coréenne (ou à la Taiwanaise), en maîtrisant complètement la dissémination du virus pour la ramener à presque rien, ou 

– à la suédoise en protégeant les populations à risque et en laissant passer le virus sur le reste de la population.

Après s’être donné 6 semaines de réflexion, le gouvernement a choisi de prendre les pires éléments des deux stratégies possibles et de les combiner.

De la stratégie coréenne on retient les masques et le traçage, mais sans y mettre les moyens, notamment de surveillance électronique qui permettraient de stopper la contamination comme en Corée du Sud. D’ailleurs on ne se donne pas pour objectif de stopper l’épidémie mais de la ralentir assez pour qu’elle puisse durer sans causer trop d’émotion!

Des suédois on garde le confinement des personnes âgées (mais sur un base volontaire car on n’a pas le courage de dire que c’est le reste de la population qui va compromettre sa santé pour leur assurer une immunité collective) mais on oublie totalement les personnes à risques autres que de plus de 65 ans, et on se fixe un objectif de ne pas avoir plus de 3000 nouveaux malades par jour, ce qui veut dire que s’il faut contaminer 40 millions de français pour atteindre l’immunité collective et sachant que un peu moins de 4 millions ont été contaminés à ce jour (mon estimation d’il y a 15 jours selon laquelle le nombre des contaminés était trente fois celui officiellement décompté a été confirmée par l’étude scientifique mentionnée en 1) nous en avons juste pour 12000 jours soit 33 ans !

On me demande parfois si l’immunité collective est certaine: non, car rien de l’est avec cette maladie ! Mais elle parait l’issue la plus probable si on ne se fixe pas pour objectif d’éradiquer totalement la maladie, elle permet probablement d’arrêter l’épidémie en moins de 30 mois, et elle vient d’être confortée par les chercheurs coréens qui ont confirmé qu’il n’y avait pas de cas de recontamination de personnes guéries en Corée, contrairement à ce qui avait été dit précédemment.

La seule justification possible de cette tactique chèvre-chou du gouvernement c’est l’espoir du vaccin miracle ou du médicament miracle qui viendrait nous sauver du désastre. Malheureusement même si quelques progrès semblent faits du côté des traitements (certains antiviraux en traitement précoce, modérateurs des réactions immunitaires pour certains cas graves du type « orage cytokinique », traitement des embolies pulmonaires qui représentent 20% des cas graves) il n’y a rien de décisif à ce stade, et le vaccin restde très aléatoire (on n’en a pas trouvé contre le coronavirus du rhume en 40 ans).

Au moins le président indonésien Jokowi a eu, lui, la franchise de dire à ses citoyens qu’il ne leur restait plus qu’à prier ! Malheureusement la loi de 1905 a privé Edouard Philippe de cette ressource.

Il faut reconnaître que la situation du Premier Ministre est difficile : 

Choisir la voie coréenne nécessite le traçage électronique des contacts (qui peut rester largement anomyme grâce au Bluetooth): tout ce que la France compte de défenseurs des libertés individuelles est vent debout contre cette idée. Mais où étaient-ils, ces brillants défenseurs, quand 67 millions de personnes ont été assignées à résidence pendant 8 semaines, sans recours, du jour au lendemain ? Quelles voix se sont élevées contre cette folie ? Qui peut penser que des « brigades » de personnels recrutés et formés hâtivement protégeront mieux votre vie privée qu’une application contrôlée par la CNIL? Et surtout comment ces brigadiers, aussi doués soient-ils, retrouveront-il vos voisins dans votre wagon de métro de la ligne 12 à 7h46 la veille du jour où vous avez commencé à tousser ? 

Choisir la voie suédoise reviendrait à reconnaître implicitement que le confinement n’était peut-être pas la bonne solution, et que la crise économique fera plus de morts que le virus. Savez vous par exemple que 

– selon une recherche de 2016 publiée par The Lancet, la crise de 2008 a provoqué un supplément de 260 000 cancers mortels dans les seuls pays de l’OCDE (la France fait environs 5% de l’OCDE soit 13000 morts) ?

– la crise a fait augmenter la mortalité infantile de 43% en Grèce (à l’échelle de la France cela représenterait 1200 bébés par an) ? 

– de même elle a fait augmenter les suicides de 20% en Grèce et de 40% en Italie (2000 à 4000 morts supplémentaires par an si cela se transpose en France) ?

Donc, faute d’être capable de choisir l’une ou l’autre stratégie, on trace une voie moyenne qui ne mène nulle part… sauf miracle.

la seule stratégie qu’on n’envisage pas c’est la décentralisation.

L’Etat a beau ne pas savoir où il va, il ne s’agirait pas qu’il laisse les acteurs de terrain décider vers où et comment ils veulent avancer.

Plutôt que de laisser aux maires la tâche de déconfiner les écoles, en concertation avec les conseils compétents, l’État va donc définir comment ce déconfinement doit avoir lieu : et quand les maires demandent si leur responsabilité pénale peut être mise hors de cause s’ils respectent les directives de l’État on leur répond qu’il n’en est pas question. Peut-être la fronde du Sénat permettra -t-elle de rouvrir cette question ?

La même attitude aboutit au même résultat du côté des entreprises : l’État définit les conditions techniques de la reprise d’activité (dans de longs protocoles avec des détails Kafkaïens sur les calcul des 4m2/salarié) mais quand on demande si le respect des protocoles permet d’éviter le droit de retrait des salariés ou le risque de faute inexcusable de l’employeur, on entend un silence assourdissant ponctué de quelques pieux mensonges (« l’employeur n’a qu’une obligation de moyens et pas de résultat » : si c’est vrai pourquoi ne pas l’écrire dans une loi?).

Il y avait, là aussi, deux voies : fixer quelques grands principes et renvoyer à la négociation d’entreprise, ou fixer des prescriptions détaillées mais les affirmer comme nécessaires et suffisantes sauf circonstances exceptionnelles. On ne fait ni l’un ni l’autre, et les protocoles deviennent une simple base de négociation qui permettent à certains syndicats de ralentir et renchérir significativement la reprise…

Plus globalement l’un des problèmes de la gestion de cette crise est l’incapacité de l’État a définir si cette maladie est un « act of God » ou une responsabilité humaine. Ce problème ne s’était jamais posé pour une maladie infectieuse et quand la grippe asiatique tuait 30 000 personnes en France il ne serait venu a l’idée de personne d’inculper un maire ou un chef d’entreprise, ou de réclamer un fonds d’indemnisation des victimes. L’État risque fort de payer cher sa propre incapacité à affirmer que le Covid est une maladie comme une autre puisque, faute d’une affirmation forte du caractère naturel de la maladie, une association s’est déjà constituée pour réclamer l’indemnisation de toutes les victimes du Coronavirus en invoquant le précédent de l’amiante (sic!).

Choisir son camp, dans un monde coupé en deux ?

Une réflexion plus stratégique sur le déconfinement aurait conduit le gouvernement a se poser une question intéressante : à quelle partie du monde voulons nous appartenir ?

D’un coté sont les pays qui par incurie (USA, Brésil), par choix (Suède), parce qu’il est trop tard (Italie, Espagne, UK) ou par manque de moyens (Inde, l’essentiel de l’Afrique, Iran, Liban, etc.) vont avoir à terme une forte proportion de leur population contaminée, atteignant soit une immunité naturelle soit un état de « Covid endémique ».

De l’autre il y a des pays qui, parce qu’il y auront mis les moyens auront réussi à complètement maîtriser l’épidémie, à la manière de la Corée ou de Taiwan. La Chine, le Japon éventuellement l’Australie, la Nouvelle Zélande, Singapour aspirent à appartenir à ce groupe.

Le problème est que, évidemment, les pays du deuxième groupe ne pourront jamais autoriser les habitants du premier groupe à les visiter sauf a passer par une quarantaine (l’existence des cas asymptomatiques rend la « quatorzaine » insuffisante). Nous pourrions donc parvenir à une situation ou pendant des durées très longues (encore une fois, sauf vaccin miracle) le monde serait coupé en deux : les pays où le Covid est endémique ou fait l’objet d’une immunisation collective, qui autorisent la circulation entre eux, les pays où le covid est exceptionnel et contrôlé, qui autorisent également la circulation entre eux (La Chine vient d’annoncer que les visiteurs de Corée du Sud seraient les seuls autorisés à entrer en Chine avec une procédure allégée).

Savoir à quel groupe nous voudrions appartenir est une vraie question stratégique.

Personnellement je choisirais nos voisins européens et les USA plutôt que la Chine, mais des goûts et des couleurs…

Il est vrai qu’avec sa tactique chèvre-chou le gouvernement se donne trente-trois ans pour répondre, puisque durant ce temps nous voudrons limiter les malades à 3000 par jour donc nous n’admettrons pas les visiteurs des pays du premier groupe et nous serons trop infectés pour être admis dans (ou visités par) les pays du second groupe. Si vous voulez visiter le Taj-Mahal, ce devrait être possible en 2053…

en guise de conclusion provisoire.

Il n’est plus temps de revenir sur l’erreur qu’a constitué le confinement de toute la population, mais il est encore temps que le gouvernement fixe un cap et se donne une stratégie pour limiter les conséquences de cette erreur sur les générations qui viennent. 

Ou alors oublions la loi de 1905 et commençons à organiser des prières collectives pour trouver un vaccin…

Jean-Jacques, dirigeant d’entreprise
6 mai 2020

One Response to Virus et stratégie (3)

  1. Daniel Guyard 11 mai 2020 at 15:41 #

    Intéressant, amusant, des pistes de réflexion, sachant que n’ayant pratiquement aucun paramètre sur lequel s’appuyer avec certitude l’avenir se lit avec une boule de cristal, ou un pendule au choix. Donc les stratégies et projections se font au doigt mouillé.

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