Journal de crise II

Ethique et Crise

Selon le discours officiel, la « guerre » serait conduite à partir de critères exclusivement scientifiques et rationnels. Cette approche est incomplète. De nombreux choix sont faits en prenant en compte des préoccupations éthiques, principalement celles des médecins et des politiques, reflétant leurs systèmes de valeur à un moment donné. Si leurs préférences évoluent, le dispositif en place pourra évoluer. Ces choix éthiques, qui le plus souvent sont les mêmes que ceux d’une majorité de Français, ne se prêtent guère à un débat collectif et démocratique. Dans les faits, ils ne sont pas discutés.

Tous les morts ne se « valent » pas

Cette éthique est fondée sur un « tri » indirect des malades, qui ne sera jamais avoué. Les morts à venir ne sont pas mis sur un pied d’égalité. La visibilité de la mort, comme le moment où elle intervient entrent aussi en ligne de compte. Quelques exemples.

Dans les EPHAD, il est implicitement accepté que des seniors mourront d’angoisse et de désespoir parce qu’ils ne voient plus leurs enfants qui venaient les voir plusieurs fois par semaine et parce qu’ils sont incapables de téléphoner. Ces morts ne sont pas comptés dans les statistiques des décès du virus, ils ont moins de « valeur ». En outre, le dispositif n’est pas complètement protecteur, puisqu’ils peuvent être contaminés par le personnel soignant. Il en va un peu de même avec les personnes de plus de soixante-dix ans qui sont enfermées chez elles et ne peuvent recevoir de visites. Certaines, se considérant comme abandonnées mourront de chagrin. Il peut en aller de même avec des personnes gravement handicapées qui ne peuvent survivre qu’avec l’aide de bénévoles ou des services publics, devenus indisponibles… Tout se passe comme si la vie de ceux qui n’ont plus la capacité de vivre de façon autonome valaient moins.

Quelques centaines de milliers de sans-abri voient leurs capacités de survie fortement réduites. Ils se nourrissaient pour une part de ce qui n’était pas consommé dans les restaurants et cantines. Or, ces derniers sont désormais fermés. Ils survivaient de la quête sur la voie publique et il n’y a plus personne pour leur donner quelques sous. Ils étaient aidés par des bénévoles, âgés souvent de plus de soixante-dix ans et pas nécessairement héroïques. Parfois, ils s’abritaient dans des lieux devenus inaccessibles. La police sagement s’abstient de leur demander l’attestation de déplacement dérogatoire. Ces morts non plus n’entreront pas dans les statistiques du coronavirus. Il en ira probablement de même pour des immigrés récents qui étaient sur le point de recevoir des papiers suite à une demande d’asile.

Un confinement prolongé pourrait également provoquer des morts. L’homme est fait pour vivre avec les autres. Un isolement strict engendre des hallucinations, des troubles psychologiques graves, à la limite mortels. Ce ne seront pas des morts du virus.

Des options sont possibles pour limiter le nombre des morts

Allons plus loin. Ce qui importe le plus pour les décideurs, c’est l’étalement dans le temps de la mort plus que le nombre total et final des morts. La grippe espagnole, qui a fait plus de 200 000 morts en

France, a duré deux ans, elle a rebondi la seconde année. Dans l’hypothèse d’indisponibilité d’un vaccin, d’absence de traitement médical adéquat, de mutation du virus, la protection la plus efficace est une immunité de l’ordre de 60% pour une population qui n’aurait pas à être protégée à tout prix du virus. Il n’est pas absurde de faire ce choix pour un virus qui, selon les statistiques françaises, ne tue que 2 % des malades avec une moyenne d’âge supérieure à soixante-dix ans et donc une espérance de vie limitée. Les Pays-Bas ont choisi cette option de l’atténuation pour l’instant. Des mesures de précaution (moins de rassemblement, distanciation, isolement des personnes âgées, mise en quarantaine des cas identifiés) mais les mesures de confinement sont limitées et l’activité économique continue. Dans deux ans, les statistiques de mortalité pourraient leur donner raison.

Un tel choix est ingérable dans la plupart des pays. Il impliquerait une augmentation massive des malades et des morts dans un premier temps. Les médecins seraient obligés de faire un « tri » explicite des malades, entre ceux pris en charge et ceux renvoyés chez eux. L’explicite, ils n’en veulent à aucun prix, ce serait de la médecine de guerre, celle que pratiquent les médecins militaires durant les conflits. Les gouvernements seraient obligés de reconnaître la pénurie de lits, d’équipements, respirateurs ou objets plus courants. Des réactions de panique pourraient apparaitre, manifestations violentes devant les hôpitaux, mise en cause d’un personnel médical épuisé, défiance à l’égard des autorités, désobéissance massive, des mesures d’interdiction devenant inapplicables. On comprend que le ralentissement de la progression du virus soit pour le Président un objectif de salut public. Deux morts dans un an, cela vaut mieux qu’un mort tout de suite.

Les calculs de la valeur de la vie humaine

Retarder la mort serait donc la priorité puisque, c’est bien connu, la vie humaine n’a pas de prix. Ce principe est en droit incontestable, mais il dissimule la réalité. La vie humaine n’a pas de prix mais elle a un coût. Et les moyens étant limités, la société fait des arbitrages à bas bruit. Il existe des rapports officiels sur la « valeur de la vie humaine ». Ces calculs, apparus dans l’armée américaine, ont été développés en France par des ingénieurs économistes (Boiteux) pour les besoins de la direction des Routes lors du choix des investissements routiers. Elle devait hiérarchiser les investissements consacrés à la réduction des « points noirs » et limités par le volume des crédits à sa disposition et sélectionner ceux qui économisaient le plus de vies humaines. Pour ce faire, il fallait donner une valeur à la vie humaine. Plusieurs méthodes sont possibles et peuvent être combinés : calcul de la perte subie par la société mesurée par rapport à ce que le mort gagnait (faible ou nul pour un retraité), voire la somme que les citoyens sont prêts à payer pour réduire leurs risques de décès, enfin les évaluations des tribunaux (qui prennent en compte les dommages affectifs). Le dernier rapport (Emile Quinet) daté de 2013 fixe la valeur de la vie humaine à 3 millions d’euros et elle est unique. De même, un président de Conseil départemental qui lève l’interdiction du 80 km/h fait un choix : il calcule son coût (nombre de morts supplémentaires estimés) et ses avantages (le gain de temps pour des usagers qui sont en même temps des électeurs).

On voit mal des pouvoirs publics afficher ce genre de calculs et indiquer qu’il faut absolument économiser les vies humaines, parce que le coût économique est insupportable pour le pays. Trois millions d’euros multipliés par le nombre de morts de la grippe espagnole (240 000), cela représente 13 % du PIB environ.

Le risque économique

En revanche, il est des calculs et des préoccupations économiques à prendre en compte de façon urgente. Un confinement généralisé prolongé aboutirait à des situations intenables. Les confinés seraient à l’abri du virus mais souffriraient de pénuries croissantes. Pour éviter ces pénuries, il est nécessaire qu’une partie de la population active continue de travailler, et même plus que dans une période normale, agriculteurs, transporteurs, ouvriers des industries alimentaires, employés du commerce, caissiers des hypermarchés. Pourquoi cette minorité de « non-confinés » accepteraient-ils de prendre des risques ? Pourquoi les caissiers, payés au SMIC, en contact rapproché avec leurs clients (même s’ils ne paient plus que par cartes) se mettraient-ils en danger, alors que les cadres, mieux payés, de ces mêmes sociétés travaillent chez eux devant leurs écrans. Leur sens du devoir a des limites. Il est urgent de prévoir des soupapes : exercice souple du droit de retrait, fourniture d’équipements de protection, attribution de primes. Les pouvoirs publics commencent à en prendre conscience. Le ministre de l’Économie prend à partie Amazon dont le chiffre d’affaires et les bénéfices explosent et qui menacent ses salariés voulant faire jouer le droit de retrait. Les chauffeurs-livreurs demandent la réouverture des aires d’autoroutes. Le président dit simultanément : restez chez vous ou sortez davantage selon les populations auxquelles il s’adresse.

Dans quelques semaines, les préoccupations économiques vont prendre une part croissante. Il faudra que la production en France réponde aux besoins de tous les Français, quitte à écorner le confinement. Il faudra tenir compte de tous les vulnérables qui ne bénéficient pas des mécanismes d’aide de l’État. La conciliation entre les exigences de santé publique et celles de l’économie et de la justice sociale sera difficile. Il faudra arbitrer entre deux maux, rebondissement du virus et satisfaction des besoins vitaux de la population. La journaliste de France 2 pourrait être moins impérieuse lorsqu’elle interroge un ministre sur les raisons qui expliquent que le confinement ne soit pas plus étendu.

Une guerre de mouvement

Emmanuel Macron a parlé à plusieurs reprises de guerre, il aurait pu préciser que, si guerre est là, c’est une guerre de mouvement. Il ne s’agit pas d’appliquer coûte que coûte le plan de l’État-major, mais d’être flexible, de s’adapter au terrain, d’observer un ennemi versatile et un environnement changeant, de manœuvrer, de se contredire en apparence, d’avoir un esprit commando, selon une formule un peu démodée. Comme chef de guérilla, Emmanuel Macron se doit de faire preuve d’humilité et de modestie, des qualités qui ne lui sont pas familières… Gageons cependant qu’avec les coups subis depuis deux ans, il aura appris.

Pierre-Yves Cossé 

20 Mars 2020

Soyez le premier à laisser un commentaire !

Laisser un commentaire