Journal de crise I

ANALOGIES
A propos de Napoléon III, Karl Marx a écrit que l’histoire ne se répète pas, que tout au plus elle bégaie. Admettons, cela n’empêche pas des analogies entre des situations de crise. Le rappel du passé peut aider à comprendre le présent.
Peur, exode et mort en juin 1940
Le Président, dans sa dernière intervention, a répété six fois : « Nous sommes en guerre ». Pour les Français, la dernière période de guerre est 1939-45. En juin 1940, les Français prennent peur tardivement, après le franchissement des Ardennes « infranchissables » et la prise de Sedan, les habitants des villes fuient dans le plus grand désordre l’arrivée des Panzers. En 2020, nous n’en sommes pas à ce degré de peur, mais elle va croître lorsque nos voisins ou des membres de notre famille seront atteints. L’exode existe, mais plus confortable et limité à ceux qui ont des résidences secondaires, beaucoup plus nombreux qu’il y a quatre-vingts ans. Les fuyards ne se préoccupent pas plus de la dissémination du virus que leurs ancêtres ne se souciaient de la gêne apportée aux mouvements des troupes françaises.
L’ennemi et la mort sont là, invisible et sournois, contrairement à 1940. Les victimes civiles devraient être plus nombreuses. Le bombardement des villes et des colonnes de fuyards n’a duré que quelques semaines, jusqu’à l’armistice fin juin. Les villes avaient été déclarées ouvertes et il n’y eut guère de massacres dans les premiers jours de l’Occupation.
Bourrage de crâne et bobards
En 1940, le « bourrage de crâne » était roi. Une censure étroite de la presse et de Radio Paris avait été mise en place dès septembre 1939. C’était le temps des « bobards » et de la Cinquième Colonne, qui serait à l’origine de notre effondrement. Des Allemands seraient déguisés, en militaires ou en bonnes sœurs, répandraient des mensonges et feraient des sabotages. La trahison serait partout, notamment du côté des communistes, dont le parti avait été interdit après le pacte germano-soviétique. Les Français de 2020 sont mieux traités. Il n’y a pas de censure et les sources d’information sont multiples, nationales et étrangères. Les bobards sont nombreux mais limités aux réseaux sociaux. Pas de bouc-émissaire… pour l’instant… Même si un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a pu sous-entendre sur les réseaux sociaux que le virus avait pour origine, non la Chine mais les Etats-Unis, par l’intermédiaire d’un soldat américain.
Limites de la franchise
Gardons une certaine mesure. Répéter que « la franchise est la règle pour le gouvernement », c’est tromper ou se tromper. Dans une crise majeure une « franchise » totale est un leurre et un danger. Elle suppose qu’il existe une vérité indiscutable et durable – ce qui est faux pour un phénomène nouveau et largement inconnu. Les experts expriment des opinions divergentes et peuvent changer d’avis d’un jour à l’autre. Les mêmes qui parlaient de « grosse grippe », voire de « grippette », et
laissaient entendre que l’on en faisait trop, parlent une semaine plus tard de catastrophe sanitaire sous-estimée par les pouvoirs publics. Le ministre de la Santé avait annoncé la publication des procès-verbaux du Conseil scientifique qui assiste le gouvernement, mais rien n’a filtré. D’autre part, le pouvoir politique ne doit communiquer que la part de vérité qui peut être reçue par une majorité de la population. Il ne faut pas susciter la panique et éviter un rejet massif des mesures qu’il impose. Avec raison, il ne diffuse pas les résultats des modèles, fondés sur de multiples hypothèses, toutes incertaines, qui aboutissent à plusieurs centaines de milliers de morts (les modèles britanniques étant les plus pessimistes). Il a l’obligation de peser les mots et de quantifier avec soin les mesures. À quel moment, faut-il utiliser le mot confinement ? Quelle durée fixer pour le confinement ? Il est probable que quasiment tous les sachants considèrent que la durée de quinze jours est trop courte. Mais annoncer plus, ce serait prendre le risque de nouvelles difficultés d’application.
Le Président solitaire
Dans notre système politique, il incombe in fine au Président, seul, de décider en son âme et conscience et de trancher sur la base des éléments à sa disposition, sans pouvoir compter sur l’aide d’autres pays, comme en 1940. Puis le gouvernement met en musique. Ne disposant pas de tous les éléments d’information, il est vain, pour les citoyens et même pour les journalistes de critiquer et de protester. Fallait-il annuler le premier tour des élections municipales ? Ce ne sont évidemment pas les scientifiques qui ont décidé mais Emmanuel Macron, prenant en compte tous les risques y compris celui d’être accusé de « coup d’État » par les oppositions et de voir son autorité contestée pour la suite. Fallait-il agir plus vite ou attendre comme Boris Johnson au Royaume-Uni qui tente de différer une catastrophe économique dont les plus faibles seront les premières victimes. Dans un an, un jugement pourra être porté en comparant les résultats avec ceux obtenus dans d’autres pays. On peut certes poser des questions, demander des explications, mais avec modestie et prudence.
En 1940, les usines, les bureaux, les magasins, les services publics fermaient ou cessaient de fonctionner. Le phénomène existe actuellement mais les conséquences sont largement atténuées par la généralisation du téléphone et surtout par l’informatique avec ses multiples applications : consultation de services publics, commandes et livraisons à domicile, échanges entre particuliers par mails ou SMS. Les effets fâcheux de l’isolement sont réduits. Une panne du réseau informatique, trop sollicité, serait une catastrophe – qui a pour l’heure épargné nos aînés. Mais n’oublions pas que tous ne peuvent accéder à ce réseau ou s’en servir. Les Parisiens qui rentrent dès juillet 1940 trouvent beaucoup de magasins fermés ; en mars 2020, ils sont ouverts, les restrictions alimentaires ne sont pas de mise, sauf les rares journées où des stockages intempestifs ont entrainé des pénuries provisoires.
Un État et un chef
Une grande différence est qu’en 2020, il existe un État et un chef. Lors de l’avancée des troupes allemandes, le gouvernement s’était installé à Bordeaux. À partir de ce moment, il n’y eut pratiquement ni gouvernement ni État. Les égoïsmes et les préoccupations politiciennes l’emportèrent. Bien qu’intelligent et lucide, Paul Reynaud, le président du Conseil, était un faible. Pierre Laval rôdait. Selon le commentaire du Général de Gaulle à propos du Président de la République Albert Lebrun, il eut fallu qu’il y ait un chef et un État. Le même de Gaulle a doté la France en 1958 d’institutions aptes à supporter les crises (article 16, ordonnances) et d’un Président doté d’un large pouvoir. Certes ce Président peut commettre des erreurs mais la priorité en ces
temps de crise est que le pouvoir soit incarné par un responsable disposant des moyens d’agir et de la durée, assisté par un Premier ministre, dont l’utilité est difficilement contestable. L’administration fonctionne, il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que l’attestation de sortie soit disponible et que commencent les contrôles.
Il est trop tôt pour savoir si Emmanuel Macron saura créer un lien durable avec une grande majorité de ses concitoyens. L’annonce d’interventions télévisées, fréquentes et régulières, qui font penser à Roosevelt et Mendès-France, montre qu’il va s’efforcer de (re)tisser ce lien.
Une dernière analogie vient à l’esprit, ce coup -ci avec la « Grande-Guerre » le rassemblement des forces politiques. Le Président parle « d’Union nationale », un leader de l’opposition « d’Union sacrée ». Le défaitisme et la division ne dominent pas ; nous ne sommes pas à Bordeaux en juin 1940. Et comme en 1914-18, le Parlement continuera de fonctionner, certes sous forme de Comité restreint. Il votera les lois nécessaires et pourra interroger régulièrement le gouvernement. Dernier clin d’œil du passé : les taxis pourront être réquisitionnés.

Pierre-Yves Cossé

18 Mars 2020

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