JOURNAL DE CRISE VII

LITTERATURE, CONFINEMENT ET CRISE

Dans quelques mois, une littérature de crise fleurira. Une littérature scientifique ou s’affichant comme telle.

Les sociologues, qui auront constitué dès le début des échantillons, mesureront le confinement sous tous ses aspects :alimentation solide et liquide, copulations et masturbations, temps de sommeil et temps d’activités physiques, divorces et réconciliations, lieux et types des achats, temps passé au téléphone, à la télévision, aux mails, aux jeux et à la lecture. Ils classeront ces évaluations en fonction de l’âge, du lieu de résidence, du statut familial et de la catégorie socio-professionnelle. Les plus hardis publieront une Théorie de l’homme confiné.

Les psychologues analyseront des cas et établiront des profils-type de confinés : le patient et le dévoué, le compatissant et le mélancolique, l’expansif et le « sublimeur », le colérique et l’agressif. Ils présenteront des situations contrastées :rapprochement ou tensions entre couples, entre parents et enfants, conflits avec les voisins. Le psychanalyste imaginera des thérapies incluant des séances sur Skype, notamment pour adolescents, fondées sur le comportement du patient dans sa chambre et les rapports avec ses objets familiers, voire son animal de compagnie.

Les spécialistes du management écriront des ouvrages savants sur le bon emploi du télétravail en temps de confinement, les relations entre personnel exposé et télétravailleurs, et les réorganisations inspirées par l’expérience : diminution des déplacements et des réunions, utilisation des robots.

Les économistes de l’entreprise élaboreront des modèles d’optimisation des stocks et des circuits de distribution pour temps de crise. Ils proposeront des stratégies pour consolider le développement de la vente en ligne, du « drive » ou de la télémédecine. Des macro-économistes esquisseront de nouvelles formes de mondialisation adaptées au capitalisme numérique, caractérisé par des échanges internationaux de biens physiques moins importants. Les historiens viendront plus tard, lorsque seront ouvertes les archives nationales, pour une genèse exacte des évènements, ou étrangères pour des comparaisons entre pays.

 

Ce sera également les cent fleurs pour la littérature de fiction.

Les romans relèveront de tous les genres. Romans à l’eau de rose : idylles du confinement, amours sauvés ou détruits par le confinement. Des romans psychologiques : Le Silence dans le confinement, Regards et confinement. Du roman social : Les Vulnérables confinés, Les Enfermés affamés et des révoltes d’ouvriers ou d’employés. Du policier : Le Mystère de la chambre confinée. Des romans d’aventure, soit des fresques à cheval sur plusieurs continents, Calcutta New-York, Bobigny,soit des aventures vraies. Parmi les sujets possibles : « Trente jours d’angoisse sur le Diamond Princess », un paquebot de croisière qui après n’avoir pu débarquer ses passagers à Hong Kong a dû rester à quai à Okinawa, avec un nombre de contaminés croissant de jour en jour, jusqu’à 135, et une dizaine de morts. Ou le Zamdam, avec ses 1250 passagers dont 105 touristes français, refoulé par onze pays d’Amérique latine, et errant pendant deux semaines, avant d’être autorisé à accoster dans un port de Floride où il a débarqué 250 contaminés et quatre morts.

Les autofictions auront leurs adeptes mais ce seront des œuvres généralement plus sobres.

Le théâtre et le cinéma ne seront pas en reste. L’unité du lieu confiné est propice à une confrontation dramatique. Des vaudevilles à la Feydeau sont même possibles : des amants cherchent à se joindre par téléphone, par Skype ou furtivement lors de courses dans des magasins de proximité, sous la surveillance permanente de l’époux ou de l’épouse en titre. Les films pourront comme les romans relever de tous les genres.

Il n’est pas dit que toutes ces productions, quelles que soient leur qualité, reçoivent un bon accueil immédiatement. Une grande partie du public préférera des distractions alternatives, faisant oublier le cauchemar de la pandémie. C’est le cas avec les films sur le terrorisme islamique en France encore rares. Le temps de l’oubli semi-volontaire est inévitable. Ce seront plutôt nos enfants qui, découvrant de « grands » livres aux titres plus ou moins inspirés, tel « Le Virus jaune »,comprendront comment leurs parents ont vécu, comme nous avons découvert La Peste de Camus plusieurs douzainesd’années après sa parution.

Un genre pourrait avoir plus de succès, l’anticipation catastrophique politico-scientifique. Imaginons :

 

2024

« Le virus a muté. Les vaccins n’immunisent que partiellement. Les remèdes ne guérissent que la moitié des malades. Les contaminations rebondissent par vagues, de façon localisée. La vie économique et sociale a repris depuis longtemps avec un risque permanent et des périodes de confinement partiel. Des appareils à test individuels ont été inventés. C’est un cadeau d’anniversaire apprécié. Il en existe toute une gamme comme les iPhones, les plus chers intègrent un petit thermomètre électronique et un compteur. Pour entrer dans des lieux publics comme le musée du Louvre, beaucoup de théâtres et de cinémas, un test remontant à moins de de huit Jours, devra être prouvé à partir du compteur. Le modèle de base est remboursé par la Sécurité Sociale, ainsi que le masque, dont le port est devenu très fréquent et même obligatoire pour les personnes âgées.Une mode des masques, se développe, couleurs, motifs et légères incrustations sont combinées. Un rouge à lèvres adapté au masque est mis sur le marché. La drague déjàdélicate est devenue fort malaisée, flair et intuition sont nécessaires. La police dans la rue ne regarde plus les papiers d’identité mais demande à voir votre compteur ou procède elle-même à un test avec un appareil miniature, dont le résultat est enregistré. Les immunisés, encore une minorité, portent un badge de reconnaissance. Des EPHAD ont fermé, certains enfants préfèrent loger ailleurs leurs parents, parfois chez eux, plutôt que les laisser dans des lieux de promiscuité permanente et de rebond du virus. Les aides à domicile se développent.

Sur le plan politique, Didier Raoult a été élu Président de la République en 2021 et Roselyne Bachelot, Première Ministre. Le Professeur est toujours contesté dans les milieux de la recherche mais l’hydroxychloroquine reste le meilleur remède, même s’il provoque quelques accidents graves. Le Marseillais a fait une campagne très médiatique et violente sur le thème de la sécurité sanitaire et de la bureaucratie qui paralyse les initiatives.

Brigitte Macron a été une victime tardive du virus, transmis par son époux qui, lui, a guéri rapidement et complètement.Abattu par cette disparition, il a renoncé à se présenter, d’autant que ses chances paraissaient limitées. En 1945, Churchill, un des deux grands vainqueurs de la guerre, avait été battu par le pâle Atlee et le président sortant n’était pas considéré comme un vainqueur. Après des périodes de souffrance, le besoin de changer de tête, de ne plus voir sur les écrans des personnages qui leur rappellent le temps du malheur est parfois irrépressible. Édouard Philippe a été candidat dans des conditions difficiles. « En Marche » avait éclaté et il manquait de relais et de militants pour faire campagne. De plus, le maire réélu du Havre, fut sous le feu de critiques violentes et personnelles de tous ceux qui lui reprochaient les retards et « cafouillages » du début de crise. Il fut battu dès le premier tour avec un score inférieur à celui de François Fillon lors du scrutin précédent. Les propositions simplistes et xénophobes de Marine Le Pen font reculer au dernier moment une majorité de l’électorat.

Aux élections législatives, beaucoup d’anciens combattants de la crise furent candidats, sur le thème du « Plus Jamais ça » de l’État-Providence et du développement des productions nationales. Ils dénoncent sans nuances les carences des politiques passées et leurs auteurs. Ils sont soutenus ou tolérés par les partis politiques traditionnels, toujours divisés et impopulaires. Aucune majorité claire n’apparait à l’Assemblée nationale, mais le Sénat est plus que jamais à droite ».

 

Des scénarios plus optimistes et plus probables seront imaginés.

Faute de scénario à lire, le confiné actuel, s’il aime l’écrit, a lechoix : réapprendre l’art de la correspondance et renouer des liens épistolaires, tenir son journal ou plus simplement lire, sur papier ou sur écran. La commande de livres est compliquée, Amazon ne considérant pas le livre comme un objet prioritaire. Le moment de relire est venu. Au cas où le noir ne vous fait pas peur, 1984 d’Orwell est plus que jamais actuel, comme La Peste d’Albert Camus.

Ce n’est pas le livre le mieux écrit de Camus, il comporte quelques longueurs. Ce qui domine, plus que l’histoire dont le déroulement est connu à l’avance, ce sont les personnagesprincipaux et au premier chef, le docteur Bernard RIEUX, présenté in fine comme l’auteur du « récit ». Son souci est de bien faire son métier d’homme, son travail de tous les jours et sa première valeur est l’honnêteté. Ce saint sans Dieu, s’il sauve peu de vies, a pris le parti de la victime et rejoint ses concitoyens dans la souffrance, tout en sachant que le bacille ne meurt ni ne disparait jamais. A côté du docteur, Tarrou, qui s’associe à lui pour accueillir et traiter les malades, devient son ami et est un des derniers morts de l’épidémie. Rambert, l’égoïste, journaliste de passage, refuse au dernier moment de s’enfuir parce que : « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ». L’anti-héros est Cottard, que la peste sauve de la prison ; il jouira, seul et solitaire, de ce temps de répit et tombera sous les balles des policiers lorsque la justice fonctionne à nouveau.

L’Algérois Camus, qui n’aime guère cette ville où la mer est invisible, offre au lecteur des descriptions superbes d’Oran écrasée par une chaleur étouffante, ses « éternels soirs dorés et poussiéreux » pris en étau entre soleil levant et clair de lune. Les Arabes, qui à l’époque étaient minoritaires sont pratiquement invisibles. Il est enfin des scènes inoubliables, dramatiques (la mort de l’enfant supplicié, ou celle de l’ami fidèle) ou grotesques (le spectacle d’Orphée et Eurydice à l’opéra).

Faisons nôtre pour le temps présent ce qu’avait appris le Résistant au milieu des fléaux : « Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ».

 

Pierre-Yves Cossé

Confinement +19

4 Avril 2020.

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