À Sciences Po, Michel Rocard était déjà un homme pressé. Il traversait le hall à pas rapides, une lourde serviette à la main. Il travaillait pour financer ses études. Il militait aussi: soit une espèce rare, qui suscitait le scepticisme. Surtout quand on est partisan de la vieille SFIO puis d’un «groupuscule», le PSU. C’était déjà un homme de l’oral qui savait écouter et donnait des exposés soirs et week-ends dans des salles enfumées. Avec un tel goût pour la communication directe et l’échange, il a aimé ses études Rue Saint-Guillaume. Pédagogue et direct, il suscitait la sympathie chez son auditoire. Je l’ai vécu à l’ENA, lorsqu’il y fut mon maître de conférences en économie. Cette simplicité et cette complicité avec le public ont résisté au temps.
Une ambiance boy scout à Matignon
Les réunions à Matignon, qu’il présidait comme Premier ministre, pouvaient se dérouler dans un climat bon enfant, qui agaçait d’aucuns… dénonçant une ambiance de troupe de boys scouts (il avait été éclaireur). Un homme curieux aussi, qui n’a jamais cessé de prendre des notes (les relit-il?) dont les maîtres vont du contremaître du laboratoire de l’ENS – qui l’a initié au marxisme – jusqu’à des dirigeants politiques ou syndicaux, français comme étrangers. Militant de gauche, il choisit en toute évidence la section sociale à l’ENA. Son goût pour l’érudition ne s’est jamais démenti: à 84 ans, il continuait d’apprendre et d’écrire (1)
Preneur de risque
L’international est son autre patrie. Il parlait couramment l’anglais avant d’entrer à Sciences Po. Il multiplia les séjours à l’étranger, s’est fait très tôt des amis dans la social-démocratie scandinave qu’il a conservés. Des rencontres qui l’ont conforté dans son refus de la fermeture et du repli sur soi. Il continue de se battre: pour son pays hier, aujourd’hui pour le sort de la planète et de sa dizaine de petits-enfants. Son dernier ouvrage, Suicide de l’Occident, Suicide de l’humanité? (432 p.), vient de paraître chez Flammarion.
Il fait partie de la «génération algérienne» qui a su dénoncer lorsque la démocratie était menacée en dépit des excommunications de toute sorte. Son premier «scandale» est d’ailleurs le rapport sur les camps de regroupement, qui avait fuité dans la presse et qui avait failli le faire révoquer. En 1967, il prend un risque en demandant sa mise en disponibilité pour exercer la fonction de secrétaire général d’un petit parti, puis, en 1969, en présentant sa candidature à la présidence de la République. À une époque où le statut «libéral» de la fonction publique est fortement critiqué, soyons conscients que sans ce statut, Michel Rocard n’aurait pas pu faire ses allers et retours entre politique et administration. Dans la vie privée aussi, il était aventureux, navigant la nuit sur son voilier ou skiant tout schuss, ce qui lui valut un grave accident.
« Ne jamais transiger avec la liberté »
Premier ministre, il a tenté d’améliorer le fonctionnement de l’État et a lancé des réformes avec un souci d’écoute et de mobilisation des fonctionnaires.L ‘ex-autogestionnaire sait ce qu’il faut de dévouement et de constance pour créer des «machines» et les faire vivre. Il a respecté les partis politiques si décriés et a été fidèle au sien, qui ne l’a pourtant pas ménagé. S’adressant à ses camarades socialistes en novembre 2014, son premier conseil fut de «ne jamais transiger avec la liberté, qui inclut la liberté d’initiative dans le domaine économique». Si l’enchaînement de ses engagements a parfois été peu lisible, cette valeur est restée son étoile polaire
. Respectueux de l’adversaire, son action politique est marquée par la recherche du compromis. Dans un pays aussi divisé que la France, il est quasi impossible de parvenir à des solutions sans y recourir. Comme en Nouvelle Calédonie, en juin 1988, où on trouve les ingrédients de la «méthode Rocard»: écoute de l’autre, négociation entre égaux, vision à long terme, détermination d’étapes successives. De culture protestante, Michel Rocard, qui dans L’Art de la paix a commenté l’édit de Nantes, est, à vrai dire, un pacificateur
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