Contribution de Philippe JURGENSEN sur le Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme

Cher(ère) ami(e),

Je vous prie de bien vouloir trouver ci-dessous une contribution de Philippe Jurgensen sur l’action du COLB (Conseil d’orientation de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme).

En vous souhaitant bonne lecture,

Très amicalement, Michel Destot – Président d’Inventer à gauche

 

L’EXPERIENCE DU COLB (CONSEIL D’ORIENTATION DE LA LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT DES CAPITAUX ET LE FINANCEMENT DU TERRORISME)

  1. Le cadre général de l’action du COLB

La lutte contre le blanchiment des capitaux (LAB, lutte anti-blanchiment), complétée dans les années 2000 par la lutte contre le financement du terrorisme, est une priorité assez récente en France. Son corpus réglementaire s’est, depuis la loi fondatrice de 1995, constitué par couches successives – chacune visant à renforcer la précédente et combler ses lacunes.

Elle est encadrée, à l’échelle mondiale, par les travaux de l’OCDE. Le comité ad hoc de cette organisation internationale, le GAFI[1], a établi et met à jour la liste des 40 recommandations de base de la LAB (dont désormais quatre standards spécifiques au financement du terrorisme[2]) et soumet les pays membres, à intervalles réguliers[3], à des examens approfondis selon le système bien rôdé de la « peer review »[4] ; il en sort une évaluation de la qualité de la LAB dans chaque pays et des recommandations d’amélioration, plus ou moins contraignantes selon le degré d’insatisfaction.

A l’échelle européenne, nous en sommes déjà à la troisième directive anti-blanchiment, en cours de transposition dans la loi nationale. Celle-ci doit désormais se conformer, mais avec des possibilités d’adaptation[5], à cette législation européenne qui met fortement l’accent sur la modulation de l’obligation de vigilance selon une approche par les risques (en distinguant trois niveaux, risque faible, risque moyen et risque aggravé).

C’est dans ce cadre qu’a été ressenti le besoin de créer un organisme national de coordination, qui doit jouer un double rôle :

  • Assurer une concertation aussi étroite que possible entre les différents acteurs de la lutte anti-blanchiment : administrations, notamment celles du Trésor, principal responsable de la réglementation sur ce secteur, des Douanes, agents actifs du contrôle, des Impôts, de la Chancellerie, chargée à la fois de la législation et de la tutelle des professions juridiques ; autorités de tutelle des professions concernées, notamment la Banque de France et l’ACPR[6] pour les secteurs de la banque et de l’assurance, services de contrôle de la police, de la gendarmerie, des Douanes ; et TRACFIN, agent opérationnel de la LAB.
  • Tracer les orientations de la lutte anti-blanchiment, et pour cela : évaluer l’ampleur des risques et menaces qui pèsent sur notre système ; « proposer des améliorations au dispositif national » de LAB, c’est-à-dire les adaptations législatives et réglementaires nécessaires ; et orienter l’action de TRACFIN en fonction des priorités qui auront été établies.

Tels sont les objectifs qui ont été confiés au COLB lors de sa constitution en 2010 (décret du 18 janvier 2010[7]) – il ne s’agissait pas d’une création ex nihilo : le COLB succédait en fait à un organisme de coordination antérieur, le Comité de liaison de la LAB, de statut plus informel.

Il est important de relever d’emblée que le COLB et son président (à temps partiel) n’ont pas de pouvoir de direction sur TRACFIN, organe constitué d’une centaine de fonctionnaires (notamment agents des Finances et magistrats), dont le directeur, après avoir relevé du directeur général des Douanes, est placé sous l’autorité directe du Ministre et dont les membres sont soumis, pour des raisons évidentes, à un strict secret professionnel. Le rôle du COLB n’est donc pas, contrairement à ce que certains peuvent croire, de diriger les actions de TRACFIN, qui est alimenté directement par les déclarations de soupçon (voir ci-dessous) et décide seul de la suite (judiciaire, administrative, ou non-lieu) à leur réserver ; il est seulement de faciliter cette action et d’en tracer le cadre.

  1. Mode de travail et déroulement des travaux

La vocation du COLB étant de rassembler tous les principaux acteurs concernés par la LAB, son tour de table est assez vaste et varié : il comprend près de trente participants – une dizaine pour les administrations, une vingtaine pour les professions concernées. Il est faut noter que ces dernières sont représentées non par leurs syndicats professionnels, mais par leurs autorités de contrôle. Si pour certaines professions, comme les notaires ou les experts-comptables, ces rôles sont pratiquement confondus ou très proches, ils sont nettement distincts dans le cas des banquiers et assureurs, où l’on voit bien que l’ACPR par exemple a une position institutionnelle et morale profondément différente de celle de la FBF[8] ou de la FFSA[9] ; il en est de même, par exemple, pour les commissaires aux comptes[10].

Dès ses débuts, le COLB a établi par consensus une méthode de travail consistant en une réunion plénière (d’une durée de trois heures environ) chaque trimestre[11]. Ces réunions, avec un ordre du jour précis et diffusé à l’avance, font le point tant sur la situation générale de la LAB que sur des questions techniques et sur les travaux des groupes de travail spécialisés (voir ci-après). C’est également au cours de ces sessions plénières qu’a été préparé puis discuté et approuvé le « rapport sur les menaces ».

Les sessions plénières du COLB ont fréquemment, mais pas systématiquement, été précédées de réunions restreintes entre administrations participantes, également présidées par le président du COLB. Ces réunions informelles[12] ont permis de faire le point sur l’avancement des dossiers et de coordonner les positions des représentants de l’Etat au titre de différents ministères.

Les réflexions conduites par le COLB ont nécessité un approfondissement particulier d’un certain nombre de sujets plus techniques ou faisant l’objet de difficultés soit d’interprétation des textes, soit d’application pratique de ceux-ci. Quatre groupes de travail ont ainsi été constitués. Ces groupes, réunissant les membres concernés du COLB et des experts extérieurs, se sont rencontrés à plusieurs reprises entre les réunions plénières du COLB ; leur pilotage a été confié à l’administration la plus directement concernée (en général le Trésor ou Tracfin), mais le président du COLB a systématiquement participé à leurs réunions pour en assurer la cohérence. Les sujets traités ont été les suivants :

  • Nature et configuration des déclarations de soupçon, avec notamment le problème de la qualité[13] de celles-ci ;
  • Problèmes liés à la conciliation du secret professionnel et de l’obligation de déclarer les opérations douteuses ;
  • Organisation de la formation à la LAB et rédaction des manuels ou guides permettant de contrôler sa mise en œuvre ;
  • Problèmes liés à la conciliation du « droit au compte » reconnu à tous et de la fermeture nécessaire des comptes des auteurs d’opérations frauduleuses au titre de la LAB[14].
  • Problèmes posés par les nouveaux moyens de paiement électroniques, qui peuvent être utilisés pour dissimuler des transactions relevant du blanchiment de capitaux[15].

La démultiplication de l’action du COLB par ces groupes de travail, les uns permanents les autres temporaires[16], a permis d’entrer dans le concret des sujets d’une manière qui paraît efficace.

  1. Quel bilan tirer de l’expérience du COLB ?

Le bilan opérationnel d’un organisme dépourvu de moyens propres et cantonné à un rôle d’orientation et de concertation est, par nature, difficile à établir. On peut cependant constater que le COLB a permis de réels progrès dans les domaines suivants :

établissement du premier « rapport sur les menaces », comme le lui demandaient les textes[17]. Ce rapport publié fin 2011, qui sera mis à jour au fil du temps[18], offre un recensement très utile, nourri à la fois d’analyses théoriques et d’exemples pratiques, des différents secteurs et pratiques à problèmes. Son but est à la fois d’alerter les professionnels concernés sur le risque de dérives (« les grands risques et vulnérabilités », dans le texte du décret de 2010) et de fournir aux contrôleurs une série de repères pour orienter leurs vérifications, dans l’esprit de modulation selon le niveau de risque qui est celui de la 3ème directive européenne. Il permet aussi au grand public de mieux comprendre les buts et la portée de la LAB.

meilleure compréhension et coopération entre les acteurs concernés par la LAB – professions du droit, professions du chiffre, administrations, autorités de tutelle et de contrôle -, de formations et d’horizons très divers, à travers des échanges toujours conviviaux mais parfois animés, notamment sur les questions sensibles touchant au secret professionnel, que chacun entend à sa manière. Il est notamment très positif que les principales professions concernées aient chacune établi un guide technique de LAB pour leurs adhérents et monté des systèmes et des sessions de formation, auxquelles les agents de TRACFIN ont le plus souvent pris part. Elles ont aussi organisé des systèmes de contrôle interne généralement efficaces, avec toutefois une difficulté dans certains professions où le contrôle, très décentralisé, exercé par des pairs, gène l’accès aux dossiers nécessaire pour une bonne vérification de l’effectivité des efforts de LAB.

amélioration de l’image internationale de la lutte anti-blanchiment en France. Le GAFI, dans son évaluation de février 2011, a donné une appréciation favorable à la France, la classant parmi les trois meilleurs acteurs internationaux de la LAB et la dispensant d’un réexamen à brève échéance[19]. Il est notamment à relever qu’il a jugé positif le rôle du COLB et d’ailleurs souhaité son renforcement[20].

progrès significatif de l’efficacité de la LAB, si l’on en juge au moins par deux critères. Le premier est la forte augmentation des « déclarations de soupçon », élément de base de la lutte conte le blanchiment puisque c’est à partir de ces signalements faits par les professionnels qui sont à la source des opérations que TRACFIN peut, après tri et évaluation, exercer son action : le nombre de ces déclarations a plus que doublé en quelques années, passant d’environ 15 000 à près de 30 000[21] par an. Surtout, leur origine s’est beaucoup diversifiée puisqu’une profession comme le notariat, qui en déposait peu, en transmet désormais environ un millier par an ; plusieurs autres professions, les assureurs, les huissiers ou les experts-comptables par exemple, ont aussi beaucoup progressé dans ce domaine, alors que pendant longtemps seules les banques y avaient une activité significative[22]. La lacune essentielle qui demeure se situe avec la profession des avocats : elle reste, malgré les efforts du COLB et de TRACFIN plus que réticente à toute action effective dans ce domaine, comme les chiffres le montrent avec éloquence[23]. Le second critère de succès me paraît être la mise au jour, ces dernières années d’un nombre élevé d’affaires judiciaires, parfois retentissantes[24], dont le point d’origine est à chaque fois la lutte anti-blanchiment. La LAB devient ainsi un levier essentiel de la lutte contre la fraude fiscale et la corruption.

 

  1. Conclusion

Que pourrait-on souhaiter de plus ?

  1. Une clarification supplémentaire des liens entre LAB et lutte contre la fraude fiscale. Pendant longtemps, ces deux questions sont restées entièrement distinctes, si bien qu’on trouvait normal de ne pas condamner une action au titre de la LAB dès lors qu’elle avait « seulement » pour objet l’évasion fiscale ! Ces temps sont révolus, les textes faisant clairement du « blanchiment de fraude fiscale » un délit[25]; mais l’ancienne distinction subsiste suffisamment dans les esprits pour avoir provoqué d’interminables débats au sein du COLB sur la question de la distinction entre blanchiment des capitaux et infraction fiscale « sous-jacente ».
  2. Un lien plus étroit entre le COLB, organe de concertation, et TRACFIN, organe exécutif. Il serait sans doute souhaitable que les textes donnent au président du COLB une autorité au moins partielle sur le directeur de TRACFIN. Une autre solution serait que le directeur de TRACFIN soit ex officio le président du COLB ; on peut sans doute craindre que cela ne gène l’expression très libre et la franchise si nécessaires dans la concertation, mais l’avantage opérationnel serait très réel.
  3. Une association plus étroite de la LAB avec la lutte contre les « paradis fiscaux»[26]. Celle-ci est aujourd’hui conduite de façon totalement distincte, ce qui est contraire aux pratiques d’autres pays et engendre des doublons et une certaine perte d’énergie. Il ne paraîtrait pas absurde de rapprocher, voire de fusionner les organismes chargés de ces deux types de problèmes et de faire, en quelque sorte, « converger les parallèles ».

 

Philippe Jurgensen, inspecteur général des Finances (ER)

5 janvier 2015.

[1] GAFI : Groupe d’action financière (FATF, Financial action task force, en anglais), créé en 1989 par le Sommet du G7.
[2] Il s’agit des recommandations (« standards ») 5 à 8, qui regroupent les 9 recommandations précédemment consacrées au financement du terrorisme ; celles-ci s’étaient ajoutées à la liste après les attentats du 11 septembre 2001.
[3] Tous les six ans pour un examen approfondi, avec des mises à jour tous les ans ou tous les deux ans (voir plus loin) dans l’intervalle.
[4] Examen par les pairs, c’est-à-dire examen successif des performances de chaque pays par les autorités homologues des autres pays-membres.
[5] Il s’agit en effet d’une directive, équivalent européen d’une loi-cadre, et non d’un règlement, qui serait directement applicable en France
[6] Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, issue de la fusion de la Commission Bancaire et de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM).
[7] N° 2010-69
[8] Fédération des banques françaises (anciennement AFB)
[9] Fédération française des sociétés d’assurance
[10] Dont l’autorité de contrôle, le Haut Conseil du Commissariat aux Comptes, est bien distincte des syndicats professionnels
[11] En pratique, trois fois par an, car il n’y a pas de réunion pendant le trimestre d’été.
[12] Elles ne sont en effet pas prévues par les décrets statutaires créant le COLB.
[13] Des déclarations de soupçon mal rédigées ou incomplètes sont souvent difficilement utilisables ou carrément inutilisables. La qualité des déclarations compte donc autant que leur quantité ; cela pose le problème complexe d’un retour de TRACFIN vers les déclarants sur ce sujet, afin de les pousser aux améliorations nécessaires.
[14] La loi bancaire reconnaît à chaque citoyen le droit à un compte bancaire pour ses opérations de base, conduisant la Banque de France à désigner d’office une banque pour rendre ce service à ceux qui ne parviennent pas à l’obtenir ; dans le cas particulier où le compte a été fermé pour cause de soupçon étayé de blanchiment des capitaux, on se trouve évidemment devant une contradiction.
[15] Dans le prolongement de ces travaux, le groupe de travail « monnaies virtuelles » a remis le 11 juillet 2014 ses recommandations à Michel Sapin, ministre des Finances et des Comptes publics.
[16] A ce jour, trois des groupes créés ont terminé leurs travaux et rendu aux administrations et au COLB plénier des rapports et des propositions d’action.
[17] Le décret du 18 janvier 2010 charge le COLB de « veiller à l’élaboration ainsi que la mise à jour régulière d’un document de synthèse sur la menace de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme en France ».
[18] Il devait l’être en principe tous les deux ans, mais sa mise au point prend du temps, d’autant qu’elle nécessite un arbitrage délicat entre ce qui doit être dit pour éclairer la piste des contrôleurs et ce qui risquerait de donner de nouvelles idées à des fraudeurs potentiels. C’est d’ailleurs pourquoi le rapport existe en deux version, l’une publique, l’autre non-expurgée à l’intention des seuls contrôleurs.
[19] La France ne devra rendre compte des améliorations apportées à son système, jugé performant (notamment, elle respectait 14 des 16 recommandations dites « fondamentales» sur la liste de 49 en vigueur à l’époque), que tous les deux ans, contre un an habituellement, voire six mois pour certains pays.
[20] Voir le 4ème rapport d’évaluation de la France par le GAFI
[21] Exactement 28 900 en 2013, chiffre en progression de 6% sur l’année précédente mais presque double de celui de 2005. Ce chiffre est certes très inférieur à ceux enregistrés dans les pays anglo-saxons ; mais ceux- ci font des déclarations « statistiques » en série, souvent peu exploitables.
[22] Jusqu’à 2005, plus de 90 % des déclarations de soupçon transmises étaient le fait des établissements de crédit ; cette proportion est aujourd’hui tombée à 2/3 environ.
[23] Les avocats transmettent selon les années entre deux et … 0 déclarations de soupçon.
[24] Que l’on pense par exemple à l’affaire du Sentier ou à l’affaire Cahuzac.
[25] Plus précisément, ce délit particulier est constitué lorsqu’il couvre une infraction fiscale punissable d’au moins un an de prison.
[26] Il faudrait en fait dire « refuges fiscaux ». Le terme habituel de « paradis » résulte d’une confusion regrettable mais passée dans les mœurs entre les mots anglais « haven » (port, refuge) et « heaven » (ciel, paradis).
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