« Un héritage pour la gauche future » par Laurent Joffrin

Dans le cadre de sa chronique « La cité des livres » parue dans Libération, Laurent Joffrin est revenu récemment sur le livre d’Alain Bergounioux et Jean-François Merle « Le rocardisme, devoir d’inventaire ». Une papier éclairant que vous pourrez retrouver ci-dessous.

 

CHRONIQUE «LA CITÉ DES LIVRES»

Un héritage pour la gauche future

Par Laurent Joffrin — 29 mai 2018 à 18:36 (mis à jour à 19:17)

La gauche actuelle serait inspirée de se ressourcer dans le rocardisme, objet politique mal identifié dont un essai fait le brillant inventaire.

La social-démocratie, si mal en point, est-elle sur le point de disparaître ? Ayant réalisé dès la fin du siècle dernier une grande partie de son programme historique, éclipsée par l’affrontement décourageant du libéralisme et du nationalisme, voyant son rêve européen se défaire sous les coups de boutoir du Brexit, de la crise italienne, des dérives hongroises ou polonaises, va-t-elle quitter sans rémission la scène politique dans une longue agonie minoritaire, effacée par la lutte planétaire entre mondialisation sans principe et prurit identitaire ? Ceux qui récusent cette perspective sinistre, qui croient encore aux valeurs de solidarité et d’égalité, qui espèrent encore dans une gauche du réel apte à gouverner, liront le nouveau livre d’Alain Bergounioux et de Jean-François Merle consacré à cet objet politique mal identifié qu’on appelle «le rocardisme».

Largement respectée, objet de tant d’hommages admiratifs, la figure de Michel Rocard, disparu en juillet 2016, permet de réfléchir sans œillères à cette question décisive pour la vie politique française et pour l’avenir de l’Europe. Homme de pensée et de réalisation, porteur d’une haute vision de l’action politique, Michel Rocard n’était pas un doctrinaire. Pourtant, il laisse à la France et à la gauche un héritage intellectuel et pratique précieux dont les deux auteurs, eux-mêmes rocardiens, dressent l’inventaire érudit, sans acrimonie ni complaisance. On a souvent présenté Rocard, dans les cercles de la «vraie gauche» si prompte à excommunier les acteurs du socialisme plus réaliste qu’eux, comme un pragmatique honnête mais sans vertèbres idéologiques, contempteur des tabous de la gauche française, qui aurait ouvert la voie au social-libéralisme, qu’ils confondent par vindicte polémique avec le libéralisme pur et simple. Première erreur volontaire, première affabulation intéressée : jusqu’au bout, intransigeant jusqu’à la virulence, Michel Rocard fut socialiste. Jusqu’au bout, il dénonça les exactions de la finance dominatrice, les méfaits du capitalisme prédateur, les dégâts planétaires commis par une mondialisation productiviste et sans loi, envers les réprouvés de la terre et envers la terre elle-même. Il rejetait les illusions révolutionnaires, se méfiait de l’Etat omnipotent, croyait en la société, acceptait le marché comme un instrument efficace de la production de richesses, mais dénonçait sa prétention destructrice à dominer tous les aspects de la vie humaine. Il concevait le socialisme comme un impératif moral d’émancipation des individus par l’action collective et démocratique.

Il n’a laissé derrière lui ni manifeste prophétique, ni organisation structurée, mais il a formé, promu, fédéré au moins trois générations de militants et de responsables. Celle de la guerre d’Algérie, qui combattit les compromissions de la SFIO en devenant la cheville ouvrière de la «nouvelle gauche» réunie autour de la CFDT et du PSU. Celle de Mai 68 dont Rocard traduisait en programme rationnel et réformiste les aspirations libertaires et révolutionnaires. Celle de la gauche au pouvoir après 1981, dont les idées, si longtemps combattues au sein de la «première gauche» communiste ou mitterrandienne, furent finalement légitimées par l’expérience du pouvoir et adoptées par Lionel Jospin Premier ministre, ou François Hollande président. Il n’y a pas de «rocardisme» mué en idéologie, en catéchisme ou en parti, mais il y a des «rocardiens», célèbres ou anonymes, formant un courant informel et divers qui a influé sans relâche sur la vie du pays et de la gauche.

Certains d’entre eux, croyant à tort que le social-libéralisme était l’horizon naturel des idées de Rocard, se sont ralliés sans précaution à Emmanuel Macron. C’est un contresens, démontrent Merle et Bergounioux. Libéral bien plus que social, adepte d’une conception verticale du pouvoir, méprisant à l’égard des «corps intermédiaires» – syndicats, ONG ou associations, dont Rocard faisait le plus grand cas – quasi populiste dans sa conception de la communication gouvernementale, pour laquelle Rocard n’avait pas de mots assez durs, le macronisme, sur tous ces points qui ne sont pas mineurs, est un antirocardisme. Ces rocardiens-là, suggèrent-ils sans agressivité, ne sont pas des héritiers mais des transfuges.

L’erreur de Rocard ? Se définir avant tout par rapport à l’autre gauche, étatique et irréaliste, ce qui était légitime en son temps, mais dépassé quand le véritable adversaire, le capitalisme financier maître de la mondialisation, prenait le pouvoir dans les démocraties et suscitait une opposition disparate indignée par le saccage de l’environnement, l’explosion des inégalités et l’excès de pouvoir des nouveaux féodaux que sont les banques impérieuses, les Gafa «arrogants et tentaculaires, au total une classe dominante qui gouverne à son seul profit.

La tâche de l’heure découle naturellement de cette réflexion brillante et savante sur le rocardisme : redéfinir, à nouveaux frais, à partir des conflits et des luttes en cours, en s’appuyant sur l’inventaire lucide – et non masochiste – de l’expérience gouvernementale de la gauche, le socialisme du siècle qui vient, dont Rocard était, jusqu’à la fin de sa vie, l’infatigable pèlerin.

Laurent Joffrin

Alain Bergounioux et Jean-François Merle Le rocardisme Le Seuil 300 pp., 22 €.

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