Journal de crise IV

JOURNAL DE CRISE 4
Le Monde d’Après (1)

APRES, c’est QUAND ? Selon la réponse, la tentative d’éclairer l’avenir diffère fortement.
Si l’on se réfère au « modèle » chinois, tel qu’il nous est présenté, le confinement serait de l’ordre de
trois mois et la reprise économique progressive et lente. Les chaînes de valeur ayant été
désorganisées, les entreprises auront de la peine à s’approvisionner. La demande sera molle pour
deux raisons : les exportations du fait du décalage dans le temps avec l’Europe et les États-Unis et
l’attentisme du consommateur, parfois appauvri, vis-à-vis des biens de consommation, comme la
voiture, ou des services (tourisme). Pas de courbe en V. Selon la formule de notre ministre de
l’Économie, le choc est violent, global et durable. La baisse du PIB pourrait être de l’ordre de 5% sur
l’année, ce qui est considérable. Il s’agirait d’une crise d’une importance comparable à celle de 1929,
que les économistes savent appréhender.

Crise ou Catastrophe ?

Si la crise est plus longue, avec des vagues successives, des rebonds, des retours à un confinement, et
si le nombre de morts est élevé (plusieurs centaines de milliers de morts pour la France) il ne s’agira
plus d’une crise, mais d’une catastrophe. Les références sont plutôt la Grande Peste ou les épidémies
de choléra et les économistes n’ont pas grand-chose à dire. C’est un bouleversement, des
transformations s’opèrent, les comportements individuels et collectifs ne sont plus les mêmes. L’on
change de société et de tels changements sont mieux annoncés et décrits par les romanciers que par
les experts.
Un diagnostic définitif est prématuré, même si le « scénario catastrophe » n’est pas le plus probable.
Dans les dix-huit mois qui viennent, des remèdes, voire un vaccin, devraient être disponibles. Les
discours des politiques ne nous aident pas à trancher. Comme à chaque crise, ils annoncent que rien
ne sera plus comme avant et que tout changera. Nicolas Sarkozy et Jean-Claude Trichet l’avaient
excellemment dit lors de la crise financière de 2008. Emmanuel Macron l’a dit lors de la crise des
Gilets jaunes et du Grand débat, avant de le répéter plus longuement dans sa première allocution
télévisée. Certes des changements sont intervenus depuis 2008, principalement en Europe,
renforcement des capitaux propres des banques (mesure dont on apprécie aujourd’hui la pertinence)
nouveaux ratios de liquidité et de solvabilité, fin de la spéculation des banques pour leur compte
propre. Le système, lui, a résisté. Le capitalisme, dont le passé a montré les capacités d’adaptation,
est toujours là, les spéculateurs et les bourses – qui n’ont même pas fermé quelques jours comme au
début de la Première Guerre mondiale – sont également là. Les créanciers voudront être
remboursés, des débiteurs feront faillite et de nouveaux riches paraderont devant de nouveaux
pauvres, sauf une révolution incertaine. Les conflits au Moyen-Orient ne seront pas résolus. Les
partisans d’une mondialisation régulée plus nécessaires que jamais continueront de s’affronter avec
les partisans du repli sur l’État national, seul capable d’assurer la sécurité des citoyens.
En se situant dans « l’hypothèse choc », esquissons un panorama, partiel et provisoire.

Des gagnants et des perdants

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Paradoxalement, la Chine marque des points. Elle fait oublier que le foyer original de l’épidémie est à
Wuhan et que la réponse initiale chinoise a été catastrophique, délai de trois semaines entre les
premiers cas détectés et la notification à l’OMS. Elle s’est rattrapée depuis, elle a rapidement
communiqué sur sa découverte du génome du Covid-19, et publié de nombreux articles dans la
presse scientifique. Sans être strictement un modèle, son mode de traitement du virus est partout
une référence. Le confinement autoritaire et systématique dans le Hubei a obtenu des résultats. Sa
capacité journalière de production de masques (115 millions) lui permet d’en expédier quelques
millions à l’étranger. Du matériel sanitaire ou des équipes sont expédiés vers l’Italie puis vers la
France. Son appareil de propagande fonctionne à merveille, mieux que celui de l’Union européenne.
Qui se souvient que l’Union européenne a envoyé des équipements en Chine au cours du mois de
février et que la France avec d’autres pays en a également envoyé à Wuhan. La supériorité chinoise
en termes de capacités industrielles (tests, ventilateurs) et de solidarité imposée est louée chaque
jour davantage. Malheur à celui qui s’interroge sur le coût ou les carences des dispositifs. Il sera
vivement réprimandé par un ambassadeur chinois. Comme tous les États peuvent avoir besoin de la
Chine, ils se taisent ; à l’exception du président Trump, qui ne cesse de parler du virus chinois,
responsable de tous nos maux. En représailles, Pékin laisse entendre que le virus viendrait de soldats
de l’armée américaine. La réaction américaine étant vive, certains Chinois en viennent à évoquer
l’Italie…
Nul doute que le « succès » chinois aura des effets sur les opinions publiques des pays occidentaux. Il
convaincra certains de la supériorité d’un modèle autoritaire faisant fi des contraintes de la vie
démocratique en temps de crise, la crise étant devenue un phénomène permanent. Les populistes,
dont le nombre va croitre, se retrouvent dans la figure d’un Président sauveur, qui apparemment
décide seul et fait contrôler l’application de ses décisions par un parti dévoué à sa cause et recourant
à la contrainte. Comme le déclare le roi Poutine, la démocratie serait obsolète. Le soft power accru
de la Chine à l’international augmente ses marges de manœuvre. Malheur à Hong-Kong et à Taiwan,
qui a pourtant fort bien géré la crise.
Il semble que l’Asie soit globalement dans le camp des gagnants, surtout dans les pays à
gouvernement fort, tout en souffrant de la chute des exportations. L’expérience tirée de la pandémie
précédente, le SRAS, et des habitudes d’hygiène, comme le port traditionnel du masque ont été des
éléments positifs. Rappelons que les premiers jours, le port du masque par des Asiatiques dans le
métro parisien suscitait des réactions d’hostilité, le masque étant interprété comme un signe de
contamination. La Corée du Sud a utilisé à bon escient ses atouts technologiques : dépistages massifs
(plus de 300.000) par des méthodes de tests ultra-rapides et traçage des personnes infectées au
moyen de logiciels insérés dans les smartphones. Au Vietnam, il n’y aurait qu’un mort. Restent des
exceptions, la Corée du Nord, la Thaïlande semble-t-il, et surtout l’Inde. Confiner 1,3 milliard
d’habitants n’est pas une mince affaire, surtout dans les quartiers extrêmement denses. Et il n’est
pas sûr que cela soit tenable… La faiblesse de l’équipement sanitaire dans les campagnes aggrave les
risques. L’Inde sortirait affaiblie par rapport à la Chine qui est venue « rapidement » au bout de la
crise.
Dans le camp des gagnants, au moins provisoirement, les gouvernements autoritaires soumis aux
pressions de la rue. Plus de défilés massifs à Alger, Bagdad, Beyrouth ou Santiago. Les dirigeants
respirent, même si pour certains, l’effondrement inattendu du prix du pétrole, des pénuries

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alimentaires, voire une incapacité à traiter la pandémie pourraient susciter des explosions violentes,
quel qu’en soit le coût humain.

Des perdants

Faut-il mettre la Russie dans le camp des gagnants ? Ce n’est pas certain. Les autorités russes ont
longtemps affirmé que l’épidémie était « sous contrôle » et que la faible densité de cet immense
pays le protégeait contre une diffusion massive, à l’exception peut-être de sa zone frontalière avec la
Chine. Le président à vie Poutine a même envoyé en Italie une cinquantaine de soignants avec du
matériel. Pendant ce temps, le virus progresse dans les grandes villes, les écoles et universités sont
fermées. La concentration de tous les pays sur leurs problèmes intérieurs est propice à de mauvais
coups, comme l’absorption de la Biélorussie ! Mais la baisse du prix des hydrocarbures, qui tiennent
une place prééminente dans l’économie et les finances publiques russes, affaiblit le pays et son
président.
Les États-Unis ne sortiront pas grandis, la plus grande nation du monde s’est enfermée dans un jeu
solitaire où la solidarité n’a pas sa place. La diffusion du virus, plus tardive qu’en France et inégale
selon les États, pourrait être aussi importante. La sous-estimation par Trump inquiète, comme les
carences de la couverture sociale. Heureusement, les gouverneurs de plusieurs États, comme la
Californie, ont pris des mesures vigoureuses. La conviction du président qui-sait-tout est qu’une
récession économique tuerait plus que le virus. Tout est possible avec le fantasque Trump, il peut
même muter en chef de guerre et savoir un temps la conduire. Quels que soient les dégâts, les
capacités de rebond des États-Unis restent considérables : croissance de la population active,
dynamisme économique, absence de problèmes de financement en raison de la place du dollar
comme monnaie mondiale. Et, s’il le fallait, l’État américain hégémonique pourrait procéder de façon
arbitraire à des annulations de dettes (elles seront colossales) ou à des différés de remboursement.
Au Brésil, le déni abrupt de Bolsorano, compensé là aussi par les gouverneurs des États, sera plus
dommageable.
Parmi les perdants certains : des pays affaiblis comme l’Iran, des pays complètement sous-équipés ou
affaiblis par des conflits, tels que la Syrie ou l’enclave de Gaza. Les ravages pourraient être
considérables en Afrique noire, qui a un temps considéré que le virus était la « maladie des
voyageurs » même si l’expérience tirée de la lutte contre le virus Ebola est fort utile.

Une Europe mal partie

Le Covid-19 sera-t-il une nouvelle étape dans le déclin de l’Europe ? Contrairement à la défense de
l’environnement, où l’Europe s’affichait comme un modèle, elle est pour l’instant un anti-modèle.
Pas de diagnostic commun, pas de stratégie commune, des fermetures de frontières désordonnées,
inefficaces et contraires au principe sacré de libre circulation. Les résultats sont sanglants, deux pays
européens, l’Espagne et l’Italie, sont aux premières places du palmarès provisoire des décès. L’Union
européenne a quelques excuses, la santé relève des politiques nationales et seuls quelques
programmes de coopération étaient en place. Quant aux institutions politiques, elles ne sont pas
faites pour gérer l’urgence. La Commission a proposé de lever les règles limitatives du pacte de
stabilité pour la zone euro et de réorienter 35 milliards d’euros de fonds structurels au profit de
mesures immédiates de soutien de l’économie. La BCE, elle, a la capacité d’intervenir massivement et
sans délai. Après un bégaiement, qui a fait regretter Mario Draghi, elle a annoncé qu’elle rachèterait

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jusqu’à 750 milliards d’euros de titres sur les marchés. Cette intervention innove par son montant
(6% du PIB de la zone euro) et par ses modalités, notamment le rachat de titres privés sans respecter
la règle de proportionnalité par rapport au PIB. La BCE pourrait racheter plus de titres italiens que de
titres allemands.
L’Europe est secouée mais elle peut se redresser. La secousse du Brexit est probablement différée.
L’esprit de Dunkerque britannique pourrait se concentrer sur la lutte contre un virus venu du
continent tandis que la négociation est retardée, la téléconférence ayant des limites. La secousse
provoquée par un éclatement est réelle, l’hostilité des Italiens envers l’Europe allant croissant. Le
ministre des Affaires étrangères, Di Maio, ex-leader du Mouvement 5 étoiles a valorisé l’aide
apportée par la Chine, la Russie et même Cuba, qu’il a opposée à la passivité de Bruxelles. Cette
publicité tonitruante a marqué les esprits italiens. Il est urgent que l’Europe fasse plus, notamment
pour l’Italie. Elle dispose d’un petit trésor, les 410 milliards du Mécanisme européen de stabilité (3%
du PIB européen), mis en place après la crise de 2008 et utilisable pour atténuer les effets
économiques de la pandémie. Des obligations européennes pourraient être émises, permettant une
mutualisation de la dette nouvelle et l’alignement des primes de risque. Ces fonds seraient
partiellement redistribués, par l’intermédiaire de la BEI, sous forme de dotations en capital pour les
entreprises en pénurie de fonds propres.

Un monde transformé n’est pas en vue

La crise n’aura pas bouleversé les rapports de force, les évolutions en cours se situent dans le
prolongement de la dernière décennie : montée de la Chine et de l’Asie avec l’exception probable de
l’Inde, perte de prestige et d’influence des États- unis, tensions accrues entre les numéros un et deux
à l’échelle mondiale, effacement de l’Europe, maintien d’une capacité d’intervention de la Russie. La
tendance sera au retrait des forces militaires dans les zones de conflit (Irak, Sahel), les
préoccupations nationales l’emportant, pour l’heure, sur les considérations géopolitiques et
géostratégiques. La tendance à la démondialisation se poursuivra également, sans oublier que la
modification des chaines de valeur pose des problèmes techniques, demande du temps et de
l’argent.
Une réaction logique à une pandémie mondiale pourrait être un renforcement des organisations
multilatérales et une régulation plus active. Ce progrès n’est nullement assuré. Certes, la coopération
dans le domaine de la santé sera développée, les moyens de l’OMS accrus, des dispositifs de veille
des épidémies mis en place, des programmes de vaccination (lorsque cela sera devenu possible)
adoptés au profit des pays les plus pauvres afin d’éviter le retour de l’épidémie.
Ce pourrait être le moment d’accélérer la lutte à l’échelle mondiale contre le réchauffement
climatique et pour la défense de la biodiversité, qui n’est pas sans liens avec la multiplication des
pandémies. Le Covid-19 a montré que des mesures brutales peuvent être prises en quelques jours
dans un grand nombre de pays. Pourquoi ne ferait-on pas de même pour l’environnement ? Cela
supposerait que les citoyens acceptent de nouvelles privations – alors que le besoin de
consommation pourrait exploser – et que de nouveaux financements soient mobilisés. Tout cela est
loin d’être acquis.

Une monnaie et des financements nouveaux ?

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De nouveaux mécanismes sont à inventer pour assurer le redémarrage de l’économie mondiale.
Partout dans le monde, les entreprises lourdement endettées hésiteront à emprunter encore plus
pour reconstituer les fonds de roulement et investir. A moins d’un redémarrage brutal de l’inflation,
la charge de remboursement sera insupportable.
Une invention pourrait être l’octroi de fonds par le FMI et la Banque Mondiale aux banques de
développement des différents pays afin qu’elles alimentent en fonds propres les entreprises (avec
un contrôle des dividendes) et quelques orientations (priorité à certains secteurs et aux opérations
portant sur l’environnement et le climat. Comme ces institutions ne disposent pas des dollars
nécessaires, le FMI créerait des DTS (droits de tirage spéciaux) qui deviendraient une vraie
monnaie ou presque. Un DSK aurait pu concevoir un projet de cette ampleur s’il avait été encore
là. Il est improbable que les États-Unis, tuteurs de fait du FMI, acceptent de s’engager sur cette voie.
Le multilatéralisme, ils n’en veulent pas, et le dollar comme monnaie internationale leur suffit. Il est
également peu probable que la Chine soit favorable à un dispositif sur lequel elle aurait peu de prise.
Un ancien banquier d’affaires, devenu chef d’État, Emmanuel Macron, serait crédible pour lancer une
proposition de cette nature. Mais quel est le poids de la France, même si traditionnellement son
influence au FMI n’est pas négligeable ?
L’establishment politico-financier semble incapable d’inventer des solutions nouvelles pour éviter la
paralysie d’un monde, dont les entreprises seront endettées à l’excès. Parfois, dans l’histoire, il suffit
de quelques-uns pour imposer des ruptures. Ils sont portés par de puissants mouvements survenus
dans les sociétés, les citoyens rejetant l’existant, parfois par la violence, et le conservatisme des
pouvoirs en place. Dans le prochain Journal de Crise, une place sera donnée aux changements en
cours, aux nouvelles pratiques individuelles et collectives, à une hiérarchisation différente des
valeurs, en même temps que le cas de la France sera examiné.

Pierre-Yves Cossé
26 Mars 2020

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