Deux ou trois choses dont je pense pouvoir être sûr à propos de la situation présente. par JF Merle

Deux ou trois choses dont je pense pouvoir être sûr à propos de la situation présente :

  1. Ceux qui liront ces lignes, du moins la plupart, ont, à un moment ou à un autre de leur parcours, participé à la gestion des affaires publiques. Mais aucun n’a eu à le faire dans le contexte d’incertitude, ou pire encore, de certitudes successives et parfois contradictoires que nous traversons, mettant en jeu parfois la vie de milliers, et en tous cas les conditions d’existence de millions de nos semblables. Pour apprécier la qualité des informations dont pouvaient disposer en décembre ou janvier les décideurs politiques qui se voient reprocher leur manque d’anticipation, comparez ce qu’on disait à l’époque de la létalité du virus ou du rôle des enfants dans sa transmission et ce qu’on en sait aujourd’hui ; souvenez-vous des propos que tenaient, encore en février ou mars, sur l’étendue de la contamination, l’utilité du confinement ou les risques de « sur-réaction » des politiques certains des grands professeurs ou autres experts qui continuent à être invités sur les plateaux de télévision pour asséner leurs approximations ou leurs certitudes du jour. Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur les gouvernants du moment, porter un jugement sur les décisions prises requiert donc d’abord retenue, modestie et humilité.
  2. Aucun non plus n’a eu à le faire dans le contexte de pression médiatique maximale et persistante que créent les réseaux dits sociaux et les chaînes d’information en continu. J’ai souvent eu l’occasion de dire que jamais il n’aurait été possible d’aboutir aux accords de Matignon-Oudinot (ni à celui de Nouméa) si, à l’époque, Twitter, Facebook ou BFMTV avaient existé. Puisqu’aujourd’hui les références à Clemenceau sont « hype », lorsqu’il présentait à la Chambre, réunie en comité secret, les informations sur l’état de la guerre et ses décisions sur sa conduite, jamais il n’y a eu la moindre fuite dans la presse. Lorsqu’aujourd’hui le Premier ministre consulte les chefs de parti et de groupes parlementaires, des commentaires sont mis en ligne avant même la fin de la réunion… Par ailleurs, quand on voit les présentateurs des journaux télévisés interpeller sans la moindre vergogne des chercheurs pour leur demander quand (c’est-à-dire pour quel journal de 20 heures) ils pensent pouvoir disposer des résultats de leurs essais cliniques ou de leurs recherches sur les vaccins, on se dit que le télescopage entre le temps médiatique, le temps politique et le temps scientifique frise la folie. Sans parler du moindre groupe de pression qui saisit la Cour de justice de la République pour mettre en cause la responsabilité personnelle des ministres ou le Conseil d’État pour lui demander d’enjoindre le gouvernement de distribuer des masques ou de pratiquer des tests qu’il n’a pas ! Et que dire des sondages qui nous assènent que plus de 60 % des Français sont convaincus de l’efficacité de l’hydroxychloroquine, ce qui constitue une forme nouvelle et originale – en attendant probablement le référendum d’initiative citoyenne – d’autorisation de mise sur le marché des médicaments ? 
  3. N’ayant pas les moyens de sa politique, le gouvernement a, comme tous les gouvernements, fait la politique de ses moyens. On a beaucoup reproché à E. Macron d’avoir maintenu le premier tour des élections municipales : on sait que les oppositions, convergentes sur ce point,s’apprêtaient, au cas où elles auraient été reportées, à dénoncer un « coup d’État » institutionnel destiné à camoufler la déconfiture annoncée du parti présidentiel. En choisissant de ménager un semblant d’union sacrée au détriment de la rigueur sanitaire, E. Macron n’a fait que tirer les conséquences de la faiblesse de la parole publique en général et de la sienne en particulier. Bien sûr, il faudra aussi, le moment venu, tirer les leçons des défaillances constatées et notamment des conséquences dramatiques du démantèlement de l’Établissement public de prévention des urgences sanitaires constitué à la fin des années 2000. Naturellement, nous devrons nous interroger sur les raisons qui, à la différence de l’Allemagne ou del’Autriche, nous ont privés des réactifs nécessaires à la fabrication de tests permettant un dépistage précoce et donc un confinement sélectif des personnes infectées. Évidemment, un réexamen sera nécessaire des politiques hospitalières et, plus globalement, de l’organisation du système de santé qui, depuis plus de vingt ans, l’ont profondément fragilisé. Mais avons-nous aujourd’hui les éléments pertinents pour faire le bilan d’une crise qui n’est pas achevée, alors même que nous ne savons pas ce que sera l’état du pays et du monde lorsque l’activité sera en mesure de reprendre ?
  4. Enfin, sommes-nous si certains que le jour d’après sera très différent des jours d’avant ? Ce qu’on lit ou qu’on entend dans les commentaires des citoyens ordinaires publiés dans les médias ou sur les réseaux sociaux montre bien davantage un appétit de renouer avec la vie suspendue depuis le 17 mars qu’un désir de « nouveau nouveau monde »… Est-ce que, dans l’attente de ce jour d’après, nous ne projetons pas d’abord nos présupposés idéologiques ?
  5. Et puis, il faut compter avec la fugacité de la mémoire. Sans remonter jusqu’à la peste noire de 1347, au choléra de 1832 ou à la grippe espagnole de 1918-1919, plusieurs éditorialistes ont rappelé qu’au cours des soixante dernières années, donc dans un espace-temps accessible à la grande majorité d’entre nous, notre pays avait été frappé par deux grandes pandémies, en 1957-58, la « grippe asiatique », qui avait fait entre 25.000 et 100.000 victimes en France, et en 1968, la « grippe de Hong Kong », qui avait fait au moins 30.000 morts dans notre pays. Qui, honnêtement, peut dire, alors même qu’il a vécu ces épisodes, qu’il en a gardé le souvenir, ainsi – à rapporter au nombre actuel de victimes de la pandémie – que de l’hécatombe qu’ils ont engendrée ? Plus proche de nous, faisons l’effort de relire ce qui s’écrivait, à la fin de l’été 2009, à propos des risques que faisait courir le virus de la grippe H1N1, à l’époque non pas aux vieillards et aux obèses, paradoxalement mieux protégés, mais principalement aux sujets jeunes, immunodéprimés, aux femmes enceintes ainsi qu’aux professionnels de santé ; le virus ayant eu le mauvais goût de cesser de se répandre plus rapidement que prévu, la mémoire de la menace a été plus volatile encore, n’a pas tenu plus de deux mois et la ministre Roselyne Bachelot a été méchamment brocardée pour son excès de précaution dans l’achat des vaccins et des masques. Alors, que restera-t-il du Covid-19 après qu’une nouvelle catastrophe fortement médiatisée (climatique, terroriste ou industrielle) aura relégué au rang des informations répétitives les messages sur les gestes barrières ou la distanciation sociale ? Pour qu’il y ait un jour nouveau d’après, il faudrait que nous retrouvions le sens de la mémoire et du temps long : pas sûr que même deux mois de confinement suffisent à nous permettre d’y parvenir collectivement. Alors, sans s’interdire de se projeter dans le monde d’après, attachons-nous à réparer les injustices et les inégalités du temps présent.

Prenez soin de vous. Soyez bienveillants. Amitiés,

Jean-François Merle

19 avril 2020

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